J’ai toujours aimé le concept de Carl Gustav Jung sur l’inconscient collectif. Je m’intéresse beaucoup à cette idée, notamment en lien avec l’histoire de l’île de La Réunion, sur laquelle je travaille depuis quelques années déjà. N’avez-vous pas l’impression qu’aujourd’hui, beaucoup de gens que vous rencontrez — et vous-même — ressentent une fatigue qui n’est pas tout à fait normale ? N’avez-vous pas l’impression de vivre une forme de dépression ? N’avez-vous pas l’impression que nous sommes désormais dirigés par de grands malades mentaux qui tiennent nos vies entre leurs mains ?

Nous sommes censés vivre dans une démocratie — un mot qui, finalement, ne veut plus dire grand-chose. Même si nous vivons encore à peu près bien ici, en France, nous avons tout de même le sentiment d’une dégradation généralisée.

Si vous ne l’avez pas encore compris, nous vivons la fin de la suprématie occidentale, et le début de celle du Sud global. Nous aurions dû écouter le général de Gaulle et bâtir une Europe avec la Russie. L’Amérique, ce grand pays si paradoxal, capable de tuer des millions d’Indiens pour s’installer sur une terre qu’elle appelle "Nouvelle Terre", a été capable du pire comme du meilleur. Le rêve des pionniers était au départ plutôt fraternel, puis très vite il est devenu cauchemar.

Comment nommer ce mal qui détruit peu à peu un monde qui promettait une Jérusalem céleste, un monde meilleur, avec du lait et du miel pour tous ? Ce mal s’appelle l’argent. L’argent rend fou. Il faudrait une monnaie qui ne puisse jamais s’accumuler, et permette simplement d’échanger pour obtenir ce dont on a strictement besoin.

En médecine, nous parlons d’homéostasie : un mécanisme garantissant l’équilibre et le maintien des fonctions vitales. Si vous ne respectez pas une certaine hygiène de vie, vous brûlez votre capital de santé. Mais même dans ce système, qui semble parfois presque parfait, il existe des "bugs"... et ce système est irrémédiablement condamné à périr.

Il subsiste toutefois une espérance, qui s’annonce dans certains mythes sous forme de salut. Une prise de conscience globale que ce que nous avons appelé, pendant longtemps, la modernité nous a menés à une impasse.

Le progrès est un mot à double sens. Lorsqu’on progresse, on avance. Mais si, devant nous, il y a un précipice, alors on s’aperçoit qu’au début on avance vite, puis, soudain, on aperçoit l’abîme… et le progrès devient une condamnation.

Grâce aux progrès, la population a vieilli. La mortalité infantile a reculé.

Depuis 1900, la population mondiale a été multipliée par 5, passant de 1,6 à 8,2 milliards d’individus. Cette croissance fulgurante s’est accompagnée d’une explosion de la consommation des ressources : l’énergie primaire a été multipliée par 15, la production d’électricité par 440, et l’extraction de matériaux par 7 à 15 selon les périodes. L’empreinte écologique individuelle est passée de 1,3 à 2,6 hectares globaux, tandis que la planète n’en offre durablement que 1,5 par personne. Résultat : l’humanité vit désormais largement à crédit écologique, consommant l’équivalent de 1,7 Terre par an. Ce déséquilibre massif révèle que les progrès techniques et le confort de vie ont entraîné une exploitation accélérée et insoutenable des ressources naturelles.

Depuis 1900, la biodiversité s’est effondrée : la diversité moyenne des espèces autochtones dans la plupart des habitats terrestres a chuté d’au moins 20 %, tandis que près de 73 % des populations de vertébrés suivies (mammifères, oiseaux, amphibiens, poissons, reptiles) ont été décimées entre 1970 et 2020. Cette baisse culmine à 85 % pour les espèces d’eau douce, et à 56–69 % selon l’habitat. Parallèlement, environ un million d’espèces sont aujourd’hui menacées d’extinction, notamment 40 % des amphibiens, un tiers des mammifères marins, et 33 % des coraux constructeurs de récifs. Ces chiffres témoignent d’une sixième extinction de masse, accélérée par l’urbanisation, la surexploitation, la pollution, les espèces envahissantes et le changement climatique. En seulement un siècle, cette perte massive et rapide des espèces montre que la pression humaine sur la planète est à la fois dramatique et irréversible — un cri d’alerte pour éviter l'effondrement des écosystèmes dont dépend notre survie.

Comment voulez-vous que les esprits les plus sensibles ne soient pas touchés, psychiquement et même physiquement, par ce sentiment de déclin ? Il y a vingt ans, ceux qui osaient s’exprimer sur ce sujet étaient traités de "déclinistes". Alors, on nous a fait croire que la technologie allait régler tous les problèmes, et nous sommes encore dans ce mythe avec l’intelligence artificielle. Bien sûr que ce n’était pas mieux avant, en ce qui concerne la qualité de vie, le nombre de guerres, la médecine, et les solutions que nous avons apportées à certaines maladies que l’on croyait incurables. Mais tout ce progrès augmente la population globale et vient aggraver la situation écologique, car — nous le savons — il y a une action directe de l’homme sur la nature et sur le climat. Je n’ai pas abordé le climat, car je crois que je ne voulais pas rajouter de l’angoisse à l’angoisse.

En tous les cas, j’ai cette impression étrange d’être sur un bateau, sur une rivière qui était calme quand je suis né en 1965. Je sens le courant accélérer de façon inquiétante. J’ai la possibilité de donner quelques petits coups de rame à droite, à gauche, mais je vois bien qu’au bout, il y a une chute, et que je ne peux pas reculer. Je ne sais pas si c’est la conséquence de mon âge — et que je m’approche moi aussi de ce précipice qu'est la mort — ou si c’est véritablement la situation du monde qui va très mal.

Je me demande comment les jeunes générations voient les choses. Ont-elles l’impression d’être sur une rivière tranquille ? Je ne crois pas. J’ai quatre enfants, et je me demande parfois ce qu’ils vont connaître. Je culpabilise de leur avoir transmis ce monde qui fait si peur. Mais, comme je le dis souvent, je fais confiance à la vie. Et je crois aussi que mes enfants contribueront à trouver des solutions. Ma fille aînée, dont je suis si fier, est doctorante en sciences de l’atmosphère, et mon fils cadet est interne en médecine. Ils contribuent déjà à chercher des solutions.

Je suis dévasté de voir que ce que nous essayons de réparer, au jour le jour, est détruit par des milliardaires séniles et cyniques, qui refusent de voir l’ordre du monde changer. Ce sont eux qui gouvernent le monde, et c’est la principale menace. Tout comme les cellules cancéreuses, on ne peut pas les éradiquer — même s’ils sont peu nombreux — car ils se multiplient progressivement. Et même s’ils ne sont que quelques centaines, les supprimer ne changerait rien, car on ne ferait que redistribuer ces milliards à d’autres fous qui se comporteraient de la même façon. C’est tout un état d’esprit qu’il faut changer. Et ce qui me fait peur, c’est qu’il faille passer par une catastrophe planétaire pour qu’ils comprennent que nous partageons tous la même planète, et que, face aux forces de la physique et des éléments, nous ne sommes qu’un fétu de paille jeté dans le vent.

"Ecoute mon ami, la réponse et dans le vent" comme chantait Bob Dylan.

Ma version de cette belle chanson

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Blowing in the wind
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