Par Didier Buffet - Gérontologue - Philosophe du soin.

Souffrir est-ce être vivant ? D’un strict point de vue biologique, oui. La souffrance est même la preuve irréfutable que nous sommes bel et bien en vie. Jamais l’on a entendu un mort se plaindre ou pousser un cri. Et pourtant, dans le cœur de la souffrance, souvent se niche la peur de la mort — en particulier lorsque cette souffrance est d’ordre psychique.Lorsque j’étais étudiant en gérontologie, il y a maintenant vingt et une années, notre cours sur la mort débutait par cette sentence lumineuse : « Il n’y a qu’une seule certitude sur la mort : nous ne savons absolument pas ce que c’est. » À chaque fois que quelqu’un tente d’en parler, il parle en réalité d’autre chose. De la souffrance, en revanche, nous savons davantage.

Elle est éminemment individu-dépendante, elle peut être physique, morale, psychique, voire les trois à la fois. Nous savons aussi que ces douleurs sont de nature différente, mais qu’elles se rejoignent toutes dans cette même plainte silencieuse : « Que cette dissonance cesse enfin ! » Car la souffrance accapare l’énergie vitale, vampirise l’esprit, devient une obsession lancinante. Elle est comme une musique de fond stridente et insupportable dont l’oreille voudrait se délivrer.

Et pourtant, dans certaines religions, la souffrance est érigée en épreuve, en voie d’introspection, parfois même en dialogue mystique avec l’être intérieur. Elle est perçue comme rédemptrice, purificatrice, chemin vers Dieu et vers la conscience de soi. Elle culpabilise parfois, comme dans l’hindouisme, où la douleur présente serait le solde des actions passées, dans une logique karmique inéluctable. Mais loin d’être vécue comme une vengeance, elle est envisagée par les hindous comme une chance de se corriger, de s’amender.

La souffrance devient alors devoir d’élévation.Et puis il y a l’agonie. Du grec Agôn, elle signifie combat. Ce terme n’est pas sans rappeler le mot arabe Djihâd, non pas dans son acception guerrière, mais dans sa signification première : l’effort intérieur, le combat spirituel. Dans la tradition catholique, l’agonie est le dernier face-à-face avec Dieu, le moment du dépouillement absolu, où plus aucun mensonge ne tient.

C’est l’instant de vérité où l’on demande pardon, et où Dieu, dit-on, pardonne toujours à celui qui, en pleine conscience, reconnaît ses fautes. L’agonie, c’est l’antonyme absolu de la détente et de la sérénité.Mais comment réagit-on face à la souffrance ? À cette question, les réponses sont aussi multiples qu’il y a d’êtres humains. Le Christ lui-même, cloué sur la croix, en vient à douter de son Père : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il réalise que la souffrance semble incompatible avec l’amour d’un père.

Pourquoi, en effet, faire souffrir son propre enfant ? Mais, dit-on, les voies du Seigneur sont impénétrables.Pour les croyants, la mort n’est souvent que la fin d’une vie, parfois marquée de douleurs, certes parsemée de joies mais aussi d’épreuves. Comme le rappelle avec une lucidité mordante le philosophe André Comte-Sponville : « Si nous devions comptabiliser les moments de jouissance et ceux de souffrance dans une vie, les premiers se compteraient, pour les plus chanceux, en heures… quand les seconds s’étendent sur des années. »

Mourir, ce n’est pas ne plus souffrir, c’est ne plus exister. Si la mort ressemble à ces expériences lumineuses rapportées dans les récits de mort imminente — lumière douce, amour infini — tant mieux ! Mais si ce n’est que le néant ? Qui a envie de jouer à la roulette russe ?Et pourtant, aujourd’hui, de plus en plus de personnes, parfois atteintes de pathologies certes sérieuses mais jugées « supportables », réclament le droit de mourir. Ce sportif diagnostiqué de Parkinson qui courait encore des semi-marathons refusait l’idée de sa déchéance. Mais quelle était la véritable nature de son angoisse ?

La perte d’autonomie ? Ou bien une volonté absolue de disposer de sa liberté, jusqu’au point de décider sa propre fin ? C’est là, au fond, la définition du suicide.La question est donc posée. La société doit-elle accompagner les individus qui, rongés par un mal-être profond, veulent en finir ? Doit-elle les laisser se suicider seuls, dans le silence et la solitude — définition même du suicide ? Ou doit-elle, dans une froide bienveillance, tenir leur main tandis qu’ils appuient sur la détente du revolver ?Les risques d’être éclaboussés par des bouts de cervelle sont réels. Et derrière cette image crue, se cache le poids immense du traumatisme, indélébile, que portera celui qui aura assisté à ce geste fatal. Ce ne sont pas seulement des éclaboussures physiques, mais des éclats psychiques plantés dans la mémoire, marquant à vie, souvent à son propre insu, celui qui a participé à cet abandon définitif. Ce n’est pas un acte d’amour : c’est une blessure éternelle.

Pour moi, c’est tout l’inverse de l’amour : c’est une non-assistance à personne en danger. Car je suis convaincu que le désir de mourir est souvent un désir de vivre exprimé à l’envers. Il faut chercher en profondeur ce qui, chez cet individu, rend la vie à ce point invivable, quel est l’objet véritable de sa détresse.La liberté, ce n’est pas dire à quelqu’un : « Tiens, voilà un revolver, tu es libre de te tuer. » Ce n’est pas de la liberté, c’est de l’indifférence, dans le meilleur des cas. Dans le pire, c’est de la perversion.Aujourd’hui, certains présentent le suicide assisté comme un acte fraternel. Ce sont les mots mêmes du Président Emmanuel Macron. Je peux comprendre que face à la souffrance d’un être aimé, l’on soit tenté de le soulager à tout prix. Mais c’est là que la médecine doit intervenir. Pas la famille. Pas les amis. Pourquoi croyez-vous que dans le serment d’Hippocrate, il est dit : « Primum non nocere », d’abord ne pas nuire, et que l’on recommande de ne pas soigner les siens ?

Parce qu’un proche, par définition, n’est jamais objectif. Il est fusionnel, et donc inapte à trancher avec discernement.La médecine, elle, a des solutions. Elle sait calmer la douleur, et lorsqu’elle ne peut la supprimer, elle peut endormir le patient, l’anesthésier temporairement — ce n’est pas la mort, mais cela permet de traverser l’insupportable. Après une opération chirurgicale, dans les douleurs cancéreuses les plus atroces, des traitements existent. La famille ignore souvent cela. Et c’est bien pour cela qu’elle ne devrait pas décider.

Ne cédons pas à la tentation de la démagogie. Car derrière certaines lois dites de « fin de vie », se cache parfois une volonté bassement comptable : réduire les coûts. Or, c’est bien connu, les derniers instants d’une vie sont aussi les plus coûteux.Demain, on nous dira que placer un parent en EHPAD, c’est l’abandonner. Mais l’abandon véritable, le voici : c’est celui d’un État qui supprime l’ISF, finance des guerres et la reconstruction de pays détruits, enrichit un petit groupe de privilégiés, au lieu d’investir dans la prévoyance, la mutualité, la répartition. Voilà le véritable scandale : une rupture civilisationnelle.Rappelons-nous que si l’Homo est devenu Sapiens, ce n’est pas parce qu’il était plus intelligent ou plus savant que les autres, mais parce qu’il avait compris une vérité fondatrice : la survie d’une espèce passe par la solidarité.

Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, tout était mis en commun. On partageait également entre ceux qui avaient eu de la chance et ceux qui n’en avaient pas eu. Car chacun savait qu’il avait été enfant, qu’il serait vieillard, que la maladie pouvait le frapper, et que sans les femmes, il n’y avait ni familles ni villages.Et le resquilleur ? Le paresseux ? Celui-là n’avait rien, car il devenait un danger pour l’équilibre communautaire.Aujourd’hui, force est de constater que les plus grands resquilleurs et profiteurs sont devenus les plus riches, les plus égoïstes, ceux qui sapent les fondements mêmes de la solidarité pour préserver leurs privilèges indécents.Il est temps de retrouver les valeurs du vivre-ensemble. De ne pas laisser des lois scélérates piétiner des siècles de civilisation, de solidarité, d’humanité. Non, les parasites de ce monde ne sont ni les vieux, ni les malades, ni les handicapés. Ce sont ces milliardaires dégénérés, pédo-criminels ou géronto-criminels, qui vénèrent la mort et méprisent la vie.

Non à l’euthanasie. Oui à la vie.Didier Buffet