Rappelons d’abord la vision de Schopenhauer sur le désir et le bonheur.
Pour lui, la quête du bonheur est vaine : le temps lui-même, en tant que phénomène de conscience, empêche toute plénitude. Le présent nous échappe, toujours cerné par le poids du passé et l’angoisse de l’avenir. Le passé n’est plus, le futur n’est pas encore — et nous errons dans cette fissure du temps.
Le désir, selon Schopenhauer, naît du manque. Mais une fois l’objet du désir obtenu, il cesse de nous combler. L’ennui s’installe aussitôt, nous forçant à désirer à nouveau. Cette oscillation infinie entre frustration et satiété engendre un mal-être fondamental. Combien de fois avons-nous désiré ardemment une chose… pour nous en détourner sitôt acquise, avec un vague sentiment d’échec ou de vide ?
Ce mécanisme est universel. Il rejoint ce que les stoïciens nommaient déjà des "passions tristes" : nostalgie, espoir, attente — toutes ces émotions tournées vers un ailleurs, qui nous éloignent de la sagesse de l’instant.
Mais d’autres philosophes ont tenté de dépasser ce cycle tragique. Spinoza, par exemple, développe l’idée d’une joie active, la laetitia, qui ne dépend pas de l’objet mais de la puissance d’exister. Il nous invite à aimer ce qui est, ici et maintenant, sans rêver d’un au-delà chimérique. C’est le cœur du fameux Carpe Diem, qui traverse aussi bien la sagesse antique que la poésie de Ronsard : « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie ».
Nietzsche, quant à lui, pousse cette pensée plus loin avec son Amor Fati : aimer le destin, non seulement l’accepter, mais l’embrasser. Non pas fuir le tragique, mais en faire une source de grandeur.
Et c’est chez Camus, dans Le mythe de Sisyphe, que cette pensée trouve une expression exemplaire. Sisyphe, puni par les dieux pour avoir voulu tromper la mort, est condamné à rouler éternellement un rocher jusqu’au sommet d’une montagne, d’où il redescend inlassablement. Une peine absurde, répétitive, sans issue.
Et pourtant — Camus nous dit que Sisyphe est heureux.
Pourquoi ? Parce que le temps, loin d’être un fardeau, devient pour Sisyphe une chance. Il n’a pas de délai à respecter : il pousse son rocher à son rythme. Il n’est pas pressé. Lorsqu’il atteint le sommet, il contemple la vallée, regarde le rocher rouler, et redescend. Là, il peut prendre son temps. Et c’est peut-être dans ce temps creux, ce moment suspendu entre deux efforts, que naît une forme singulière de bonheur.
Car Sisyphe finit par s’ennuyer de ne rien faire. Il se remet à pousser son rocher — non par obligation, mais par désir. Il a découvert une vérité simple : le repos n’est doux que parce qu’il succède à l’effort. Le désir renaît dans l’ennui. Le bonheur, paradoxalement, naît de cette tension entre fatigue et aspiration, entre vide et énergie.
Ainsi, le rocher devient son compagnon. Il le hait, peut-être, mais il l’aime aussi. Il est ce qui donne rythme, sens et structure à son éternité. Sans lui, Sisyphe serait condamné au pire des châtiments : l’oisiveté éternelle. Attendre, sans jamais agir, dans une éternité vide. L’enfer n’est pas le châtiment, mais l’absence de nécessité.
C’est ici que Schopenhauer se trompe. La nostalgie et l’espérance ne sont pas toujours des passions tristes. Elles peuvent devenir des passions joyeuses, si elles sont rythmées, incarnées, habitées. L’espoir est ce qui soutient l’effort ; l’ennui est ce qui relance le désir. L’un et l’autre sont des moteurs, non des obstacles.
Et s’il y a un message à tirer du mythe de Sisyphe, c’est bien celui-là :
Nous avons tous un rocher à pousser. Mais encore faut-il apprendre à l’aimer.
Le Amor Fati est déjà à l’œuvre dans nos désirs déçus, dans nos recommencements. Et c’est peut-être dans ce cycle — fatigue, repos, ennui, désir — que le bonheur trouve sa vérité humaine.
Le nihilisme, en revanche, surgit quand on prétend vivre uniquement dans le présent, comme si le désir n’avait plus d’espace, comme si l’instant suffisait à combler l’être. Mais une éternité sans désir, c’est une éternité morte. Et Sisyphe, s’il devait être figé au sommet, sans rien à faire, serait bien plus malheureux que dans son effort.
« Amor que puede ser eterno y puede ser fugaz.
Amor que quiere libertarse para volver a amar. »
— Pablo Neruda, Farewell