Henri Proglio, ancien PDG d’EDF (2009-2014), est reconnu comme l’un des plus grands experts de l’énergie en France. Ses prises de position, rares mais acérées, bousculent le débat sur l’avenir électrique du pays.
Un expert au chevet de l’énergie française
L’ancien patron d’EDF Henri Proglio est sorti de sa réserve pour livrer un constat sans appel sur la politique énergétique française. Fort de son expérience à la tête du fleuron EDF de 2009 à 2014, celui qui a piloté le premier parc nucléaire d’Europe fustige les dysfonctionnements de l’État en matière d’énergie, et plus particulièrement dans l’électricité. Dans une intervention médiatique remarquée, Henri Proglio a détaillé comment la France a dilapidé son atout énergétique construit depuis l’après-guerre, au prix de décisions qu’il n’hésite pas à qualifier de « déraison » et de gabegies coûteuses pour la collectivité.
Henri Proglio rappelle d’abord l’exceptionnelle situation dont bénéficiait la France il y a quinze ans : un mix électrique quasi intégralement décarboné et bon marché. Grâce aux investissements massifs réalisés dès 1946 dans l’hydroélectricité puis le nucléaire, la France avait réussi le pari de l’indépendance énergétique et de l’électricité bon marché. Pendant des décennies, le parc nucléaire (56 réacteurs) et les grands barrages ont couvert pratiquement la quasi-totalité des besoins énergétiques de la France, faisant de l’Hexagone un pays exportateur d’électricité et affichant des tarifs parmi les plus bas d’Europe. Cet héritage envié à l’étranger aurait dû rester un atout stratégique. Or, selon Proglio, il a été systématiquement compromis par des choix politiques incohérents depuis environ 2010, allant à l’encontre de l’intérêt national.
L’atout nucléaire sacrifié et des choix hasardeux
Premier non-sens pointé par Henri Proglio : la gestion du parc nucléaire existant. Plutôt que de capitaliser sur cette infrastructure robuste, les pouvoirs publics ont multiplié les décisions hasardeuses. L’exemple le plus marquant reste la fermeture prématurée de Fessenheim en 2020, une centrale en excellent état qu’il « ne fallait pas fermer » selon lui. Proglio souligne qu’on venait d’y investir plus d’un milliard d’euros pour la moderniser, et qu’elle était considérée comme l’une des plus sûres du parc. Sa mise à l’arrêt, dictée par un accord politique, n’a affaibli que la France elle-même – privant le pays de 1 800 MW de production fiable et bon marché. « Il est trop tard pour la rouvrir », concède Proglio, car le démantèlement est entamé, mais cet épisode symbolise à ses yeux une erreur stratégique majeure de l’État.
Deuxième erreur, aux yeux de l’ancien dirigeant : la course aux nouveaux réacteurs EPR sans tirer les leçons des échecs initiaux. Henri Proglio ne cache pas sa méfiance vis-à-vis de l’EPR de première génération (tel que construit à Flamanville) qu’il juge « beaucoup trop compliqué ». Conçu à l’origine comme un projet franco-allemand, cumulant les exigences de deux autorités de sûreté, le design s’est révélé inconstructible dans les faits – d’où les dérives de coût et de délai en France, en Finlande et même en Chine. Proglio rappelle avoir plaidé dès son mandat pour un EPR simplifié afin d’éviter cet écueil, mais ce projet n’a pas été mené à bien. Aujourd’hui, on mise sur l’EPR2 de nouvelle génération ; Proglio « espère » qu’il sera enfin constructible, mais déplore qu’il reste d’une puissance trop élevée (1 600 MW). Le marché mondial de l’électricité s’oriente vers des unités plus modestes – autour de 1 000 MW ou des petits réacteurs modulaires – mieux ajustées aux besoins réels, explique-t-il.
Henri Proglio défend une approche beaucoup plus pragmatique : prolonger la durée de vie des centrales existantes avant de lancer des chantiers pharaoniques. Selon lui, l’allongement de 20 ans de la durée de service de nos 56 réacteurs serait l’investissement le plus rentable et le plus rapide pour sécuriser l’approvisionnement en électricité. Chaque réacteur peut être rénové pour environ 1 milliard d’euros, un montant modeste comparé aux 7 à 10 milliards nécessaires pour construire un EPR2 neuf. L’ensemble du parc pourrait ainsi être modernisé pour à peine 50 milliards, contre plus de 60 milliards pour seulement six EPR2 envisagés. Le calcul économique est sans appel : « investir dans l’extension du parc nucléaire existant… ferait baisser mécaniquement le prix de l’énergie », affirme Proglio.
L’hydroélectricité, levier oublié de la transition
Parmi les solutions prônées par Henri Proglio, l’hydroélectricité occupe également une place de choix. Ce pilier historique d’EDF est « la meilleure énergie possible », rappelle-t-il, car elle est à la fois renouvelable, flexible et stockable. Les barrages représentent en effet le seul moyen de stocker massivement de l’électricité aujourd’hui, via les réserves d’eau en altitude – un avantage crucial alors que le stockage reste le talon d’Achille des énergies intermittentes. La France, grâce à son relief et à l’héritage de ses grands aménagements hydroélectriques, dispose d’un potentiel exploitable unique en Europe.
Pour Proglio, il est incompréhensible que la puissance publique n’ait pas mis davantage l’accent sur ce gisement. Il estime que la capacité hydroélectrique nationale pourrait être augmentée de 12 à 15 % en optimisant les équipements existants et en lançant des projets locaux. Plutôt que de viser de nouveaux méga-barrages, il préconise deux axes : doper la capacité des barrages existants, et développer la petite hydro dans les régions propices. De nombreux territoires – il cite par exemple les Alpes-Maritimes – pourraient accueillir de micro-centrales au fil de l’eau, en partenariat étroit avec les collectivités locales.
L’illusion coûteuse des renouvelables intermittents
Si Proglio soutient l’hydraulique, il étrille en revanche la politique menée sur les énergies renouvelables éolienne et solaire. À l’entendre, la France s’est engagée à marche forcée dans ces filières sans en avoir besoin, et en a même subi des effets pervers considérables. Son verdict est lapidaire : « On n’avait absolument pas besoin d’énergies non pilotables supplémentaires ». En effet, le parc nucléaire-hydro suffisait largement à alimenter le pays, d’autant que la consommation électrique française a diminué de 10 % environ par rapport à 2008.
Surtout, l’essor de l’éolien et du solaire a fragilisé le système électrique au lieu de le renforcer. Henri Proglio rappelle un fait souvent ignoré : la loi oblige le gestionnaire de réseau à accorder une priorité d’accès à ces sources renouvelables lorsqu’elles produisent. Cette règle, imposée par les directives européennes, force EDF à moduler en temps réel la production de ses centrales pilotables (nucléaires et barrages) pour s’adapter aux fluctuations renouvelables. Or, « le nucléaire n’est pas fait pour moduler », souligne Proglio. Imposer des « douches écossaises » aux réacteurs nucléaires cause une usure accélérée des équipements et des contraintes techniques supplémentaires. Cette flexibilité forcée a un coût important : elle fragilise la sûreté et la fiabilité des centrales et, de surcroît, « augmente considérablement le prix du nucléaire ».
Henri Proglio ne nie pas que l’éolien et le solaire soient des énergies décarbonées. Mais leur bénéfice climatique net est discutable dans le cas français. « On ne remplace pas une énergie carbonée par une énergie décarbonée », lance-t-il. En clair, on a substitué du nucléaire (zéro CO₂ en exploitation) par de l’éolien ou du solaire, eux aussi décarbonés en exploitation. Mais leur production et leur installation génèrent du CO₂. En résumé, cette transition a un prix astronomique. Henri Proglio évalue à 30 milliards d’euros par an la dépense liée aux renouvelables intermittents – en incluant les subventions publiques et les surcoûts reportés sur la facture des consommateurs.
Face à ce constat, Henri Proglio préconise un moratoire immédiat sur le développement de l’éolien et du solaire en France. Il ne s’agit pas de « rétropédaler » sur ce qui a déjà été installé – « ce qui est fait est fait », dit-il – mais de stopper l’hémorragie. Suspendre les subventions publiques à ces filières suffirait à freiner net leur expansion. Même l’argument esthétique devient secondaire face à l’impératif économique : « La dimension économique se suffit à elle-même », tranche-t-il.
Concurrence artificielle et incohérences réglementaires
Henri Proglio dénonce aussi la dérégulation du marché de l’électricité. La loi NOME, en 2010, a introduit l’ARENH, qui oblige EDF à vendre à ses concurrents 25 % de sa production nucléaire à un prix inférieur à son coût réel. Cette concurrence artificielle a affaibli EDF sans faire baisser les prix. Il fustige également la séparation imposée entre production et distribution, qui a entraîné une perte d’efficacité et une complexité administrative croissante.
Enfin, la réglementation thermique RT 2012 est pour lui un non-sens : en imposant le gaz pour le chauffage dans les logements neufs, l’État a généré une dépendance fossile que l’on reproche désormais aux citoyens. « C’est la réglementation française qui leur a imposé le gaz », martèle-t-il.
Reprendre le contrôle : souveraineté et tarif national
Henri Proglio appelle à un sursaut de souveraineté énergétique. Il exhorte l’État à sortir des carcans européens si nécessaire, comme l’ont fait l’Espagne et le Portugal. Il plaide pour un prix national régulé de l’électricité, identique pour tous, dissocié des marchés européens. Ce modèle a fonctionné pendant des décennies et EDF a su en vivre, financer son parc et offrir des tarifs compétitifs.
Le prix de l’électricité aurait dû baisser, affirme-t-il, car les infrastructures sont amorties. Or, la facture a doublé en 15 ans. C’est pour lui le signe d’un échec collectif et politique, qu’il est encore temps de corriger. Proglio propose de reprendre le contrôle, de prolonger nos centrales, de miser sur l’hydroélectricité, de stopper le renouvelable non pilotable et de redonner à EDF son rôle historique.
Sources
- Entretien d’Henri Proglio – Le Figaro TV / Point de Vue, 5 juillet 2025
- Audition d’Henri Proglio devant la Commission d’enquête parlementaire sur l’énergie, 13 décembre 2022
- Dossier CRE 2022 – Charges de service public de l’électricité
- Texte de la loi NOME, 2010
- Données officielles du ministère de la Transition écologique (RT 2012, consommation d’électricité)
- Le Monde, Les Échos, L’Express – Articles sur le marché de l’électricité européen et l’exception ibérique.