Par Didier BUFFET
Dans l’immensité de l’océan Indien, l’île de Bourbon, bientôt appelée La Réunion, sommeillait encore sous la voûte étoilée. La végétation tropicale y régnait en maîtresse, vierge et souveraine, défiant toute présence humaine. À la fin de 1663, un petit cargo commandé par Louis Payen, en provenance de Fort‑Dauphin (Madagascar), jeta l’ancre à Saint‑Paul. À son bord se trouvaient quelques Malgaches — notamment la jeune Marie Caze, née vers 1651 — ainsi que quelques Français aventuriers. Ils étaient les tout premiers à tenter de dompter cette terre indomptable.
Installation fut difficile : les Malgaches, familiers des pentes vertigineuses, s’aventuraient dans les hauts, tandis que les Français, moins aguerris, restaient à proximité de la côte, attelés à leurs premières cultures de café et d’épices, encouragés par la Couronne française avant même l'arrivée massive de la canne à sucre . Très vite, sous les rayons brûlants de l’équateur, des cultures de tabac, de café et de girofle commencèrent à poindre, prelude d’une économie naissante.
En avril 1668, naquit la petite Anne Mousse, troisième personne à voir le jour sur cette île, mais le premier enfant fille, née de Jean Mousse et Marie Caze, tous deux originaires de Madagascar. Le portugais crioulo, devenu notre « créole », signifiait simplement « né ici », sans référence aucune à la couleur de la peau. Anne Mousse fut célébrée comme la première fille créole, symbolisant l’enracinement sur ce sol encore vierge .
Quelques mois plus tôt, en octobre 1667, avait vu le jour un petit garçon, Estienne Bellon, fils de Jean Bellon, venu de Lyon, et d’Antoinette Renaud, arrivée de France. Il est généralement considéré comme le premier garçon créole, né sur la Réunion, et ses futurs actes de baptême attesteraient de l’enracinement rapide d’une présence européenne.
Les familles Mousse et Bellon vécurent bientôt en voisinage, étoiles jumelles dans l’obscurité de la forêt primitive. Les Malgaches guidaient les Français vers les richesses intérieures : forêts, rivières, pentes abruptes. En 1687, Anne Mousse épousa Noël Tessier, un naufragé breton presque de trente ans son aîné, à Sainte‑Marie. Deux ans plus tard, elle avait déjà mis au monde plusieurs enfants et se faisait construire une chapelle, actant ainsi son rôle central dans la communauté créole.
Du côté des Bellon, Anne Bellon (née en 1669) épousa François Ricquebourg, et leur union fit surgir la lignée Ricquebourg–Bellon, bientôt stabilisée par des alliances avec les familles Mussard et Gonneau .
En 1681, dans un autre foyer, naquit Marie‑Anne Mussard, fille d’un pionnier du même nom. Elle épousa Pierre Gonneau en 1694. Leur descendance donna naissance à Julien Gonneau‑Montbrun, né en 1727, porteur d’une branche profondément ancrée dans l’île, l’alliance de familles nées sur ce sol, sans importation nationale .
Le 3 juillet 1755, naquit Marie‑Anne Ombline Gonneau‑Montbrun, à Saint‑Paul. Sa mère mourut à sa naissance, et elle fut confiée à sa tante, Jeanne Raux, garantissant de façon créole son éducation sur place, non importée. À 14 ans, en 1770, Ombline épousa Henri‑Paulin Panon Desbassayns, descendant d’Augustin Panon, un autre créole pur, et de Françoise Châtelain de Crécy — la famille Panon, déjà bien connue à Bourbon pour ses actifs.
Cent dix-sept ans après les premiers pas d’Anne Mousse et de Jean Bellon, Ombline incarne l’aboutissement de cette trajectoire : cinq générations nées et élevées sur cette île, bâtissant leurs foyers, leurs champs, leur foi. Elle donne naissance à onze enfants et consolide des terres agricoles immenses, gardant jalousement l'héritage créole.
Un cousin de sa génération, François Mussard, né en 1718, chasseur de marrons célèbre, descendait du même pionnier, François Mussard (1642), ce qui en faisait un cousin au troisième degré, même s’il évoluait dans un milieu très différent, armé, redouté — un écho lointain dans le tissu familial .
Après le décès d’Henri‑Paulin en 1800, Ombline, veuve mais solide, bâtit un empire agricole : jusqu’à 750 hectares, 417 esclaves, une chapelle, un hôpital pour les esclaves. Elle s’éteint en 1846, à l’âge de 90 ans, retrouvant ses ancêtres dans la terre généreuse de Bourbon .