✒️ Plaidoyer pour le “moi” : écrire, partager, exister
Combien de fois ai-je entendu dans ma vie cette question perfide, mi-réprobatrice, mi-inquiète :
« Mais pour qui te prends-tu ? »
Elle surgit toujours au même endroit : quand l’on s’affirme, quand l’on s’expose, quand l’on ose sortir du rang. Quand on refuse de s’excuser d’exister pleinement.
À ceux-là, j’ai toujours eu envie de répondre comme Jacques Brel dans Les Bourgeois :
« Jojo se prend pour Voltaire, et Pierre pour Casanova. Et moi, moi qui suis le plus fier… moi, moi je me prends pour moi. »
Ou encore, comme Georges Brassens dans La Mauvaise Réputation :
« Non, les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux… »
Cette haine du “moi” n’est pas nouvelle. Au XVIIe siècle déjà, Pascal en faisait l’ennemi public numéro un :
« Le moi est haïssable », écrivait-il. « Il est injuste, car il se fait le centre de tout ; et incommode, car il veut asservir tous les autres. »
Mais avant Pascal, il y eut Montaigne, l’humaniste sceptique, qui osait plonger dans les profondeurs de l’âme humaine sans honte ni fard. Il assumait de se prendre pour objet d’étude :
« Je ne vise ici qu’à me découvrir moi-même, qui serai par aventure autre demain, si nouvel apprentissage me change. » (Essais, I)
Montaigne scrutait l’arrière-boutique de son âme, Pascal la condamnait. Freud, Nietzsche, Schopenhauer viendront plus tard pour ouvrir, à leur manière, les armoires sombres du “moi”, tantôt pour le libérer, tantôt pour le démystifier.
L’ère du “moi” suspect
À l’ère de Facebook, d’Instagram, de Twitter, de TikTok, l’exhibition du soi est permanente — mais son jugement, tout aussi prompt. On n’a jamais autant parlé de soi, et pourtant jamais autant haï le “moi” des autres.
Les critiques contre l’égotisme supposé des réseaux sociaux émanent souvent de ceux qui souffrent de leur propre invisibilité. Il est plus facile de traiter les autres de narcissiques que d’assumer son propre désir d’être vu. Derrière le reproche, il y a souvent de la frustration, de l’aigreur, de la jalousie masquée. Ce ne sont pas toujours des stoïciens — souvent ce sont simplement des misanthropes.
Or moi, j’aime écrire. J’aime publier. J’aime partager une photo que je trouve belle, une pensée qui me travaille, une chanson que j’interprète, une musique qui me bouleverse.
Je ne le fais ni par vanité, ni par ambition.
Je le fais parce que le partage est une joie, une manière d’être au monde.
Je lis les blogs des autres. Je regarde leurs images. Je commente parfois. Je passe. Je zappe. Je découvre. J’échange. Voilà ce qu’est la vie numérique bien vécue : un carrefour, pas un tribunal.
L’expression de soi n’est pas une menace : c’est une nécessité
L’époque nous impose souvent de rentrer dans les cases, d’avoir l’humilité docile de ceux qui ne gênent pas l’ordre établi. On nous dit : « Tais-toi. Ne fais pas de vagues. Ne te mets pas en avant. Il n’y a rien à voir. » C’est le vieux réflexe du grand Monarque imaginaire qui vient rappeler à chacun sa place.
Mais l’expression de soi n’est pas de la prétention. C’est un acte de santé, de liberté, de lien. Ce n’est pas l’orgueil qui pousse à écrire ou chanter. C’est l’élan vital.
Je crois même que créer, c’est résister.
C’est refuser de laisser les puissants occuper seuls l’espace public.
C’est opposer à l’uniformisation marchande une forme de singularité poétique.
C’est reprendre possession du bien commun : la parole, la culture, la beauté, le débat.
Réhabiliter le “moi”, c’est sauver la démocratie
Nous vivons sous une menace feutrée : celle d’une oligarchie ploutocratique, qui voudrait faire de nous des consommateurs muets, des profils statistiques, des identités rentables. C’est en exprimant notre “moi” — non pas dans l’égoïsme, mais dans la création — que nous devenons à nouveau des citoyens.
Il est temps de rappeler que la République n’est pas née du silence, mais de la parole partagée.
Elle ne se sauvera pas par l’obéissance, mais par la créativité, l’échange, la confrontation des idées.
En conclusion : soyez vous-mêmes, mais ensemble
Chacun de nous a un “moi” unique, précieux, inaliénable. Ce n’est pas un défaut : c’est un point d’appui.
Écrivez. Peignez. Chantez. Filmez. Dansez. Argumentez. Réagissez. Faites des podcasts ou des collages.
Prenez place dans l’espace commun.
Et si un jour on vous demande pour qui vous vous prenez, répondez comme moi :
« Je me prends pour moi. Et c’est déjà beaucoup. »