À mon amie Diane Seng.
Il est des révélations tardives qui nous ramènent pourtant aux tout premiers instants de la vie. Le massage, dans sa simplicité apparente, est de celles-là. Découvert sur le tard, dans une chambre d’hôtel en Thaïlande, il est devenu pour moi plus qu’un luxe de passage : un rituel, une re-connexion, un chemin vers soi par l’autre.
La peau, ce cerveau en surface
Notre peau est notre plus vaste organe sensoriel. Elle est, selon le neurobiologiste Antonio Damasio, une extension de notre système nerveux. 5 millions de récepteurs captent chaque caresse, chaque pression, chaque frémissement. Être massé, c’est activer une cartographie sensible, c’est redonner des frontières à un corps souvent nié, souvent fragmenté par les angoisses ou la maladie.
Dans le massage, on ne regarde pas son corps, on le sent. Et paradoxalement, c’est dans ce moment de passivité que s’éveille une conscience aiguë de soi. Les yeux clos, on redécouvre un territoire oublié : l’arrière du genou, les omoplates, la plante du pied deviennent soudain des mondes à part entière.
Le toucher comme mémoire archaïque
Le toucher est le premier sens à se développer in utero, dès la huitième semaine de grossesse. C’est par la peau que l’enfant perçoit sa mère bien avant de la voir. Le fameux « peau-à-peau » post-natal n’est pas un simple geste affectueux : c’est un acte de structuration psychique. Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste, parlait d’« holding » pour désigner cette fonction contenante du corps maternel. Être touché, c’est être tenu, soutenu, reconnu.
Ainsi, recevoir un massage, ce n’est pas seulement détendre ses muscles : c’est réactiver une mémoire sensorielle enfouie. C’est parfois retrouver, dans la main qui masse, la trace d’un amour archaïque. Cela explique pourquoi certaines personnes s’y refusent : parce que le toucher, loin d’être neutre, remue des couches profondes du psychisme.
De l’attachement au soin : massage et réparation
La théorie de l’attachement, développée par John Bowlby, montre combien les premiers liens affectifs conditionnent notre rapport au corps, au toucher, à la sécurité. Un enfant insécure, devenu adulte, cherchera parfois dans le massage une forme d’amour que la vie ne lui a pas donnée. Et ce n’est pas une illusion : l’ocytocine, cette hormone de l’attachement et de la confiance, est libérée lors d’un massage de qualité, renforçant ce sentiment de lien et de paix intérieure.
Le massage devient alors un soin de l’âme par le corps. C’est pourquoi il est de plus en plus utilisé en oncologie, en soins palliatifs, en accompagnement des troubles post-traumatiques. Une étude publiée dans le Journal of Pain and Symptom Management montre que les massages réguliers réduisent significativement l’anxiété et la douleur chez les patients atteints de cancer.
Visualiser son corps, exister pleinement
Le massage n’est pas seulement régressif. Il peut être un acte de pleine conscience. Dans ce lâcher-prise physique, une étrange clarté émerge : on se visualise de l’intérieur, on habite son corps. On redevient un, unifié. Ce que la méditation propose par l’esprit, le massage l’offre par la main. Le toucher est ici une médiation entre l’intime et l’invisible, entre le tangible et le spirituel.
Il y a dans la main du masseur – lorsqu’elle est formée, respectueuse, attentive – une énergie réelle. Non pas un ésotérisme vague, mais une chaleur, une qualité de présence qui apaise. Dans certaines traditions orientales, on dit que les mains parlent. Elles disent parfois plus que les mots.
Un luxe nécessaire ?
Oui, le massage coûte cher. Environ un euro la minute. Mais combien coûte une heure de thérapie silencieuse, une heure d’écoute corporelle, une heure d’amour non verbal ? C’est une dépense, mais c’est aussi un investissement en paix intérieure. Dans un monde saturé de sollicitations numériques et de solitude physique, le massage est un retour au réel, à la chair, à la lenteur.
Le massage n’est pas un acte anodin. Il touche, au sens propre comme au figuré. Il fait émerger en nous des souvenirs sans mots, des douleurs tues, des désirs anciens. Il est une caresse offerte au corps et à l’être, un geste de réparation pour les âmes fissurées. Et même s’il n’est qu’un instant, il suffit parfois d’un instant pour se souvenir que l’on est tout simplement vivant et capable de ressentir du Bien-Être quand celui-ci se fait si rare parfois.
La main de la fin et celle du commencement
Dans la grande solitude, et plus encore en fin de vie, il ne reste parfois plus que cela : une main posée sur une autre. Une caresse silencieuse, un effleurement discret, mais qui dit tout. Dans les maisons de retraite ou les chambres de soins palliatifs, la main d’un soignant, d’un proche, devient alors la dernière frontière du lien humain. Elle rassure, elle apaise, elle dit sans mot : je suis là. Cette main, c’est l’écho de celle qui, autrefois, a accueilli le nouveau-né. Une boucle se referme : on entre dans la vie porté par des mains, et souvent on en sort ainsi. Le massage, dans sa forme la plus pure, n’est peut-être qu’une manière prolongée de tenir l’autre au seuil, de le contenir tendrement, de lui dire que son corps est toujours sensible.
Le corps, entre culpabilité chrétienne et culte asiatique
Il y a dans la culture française — et plus largement dans la tradition judéo-chrétienne latine — une gêne persistante face au corps. Longtemps considéré comme le lieu du péché, de la tentation, de la chute, le corps est encore souvent perçu à travers le prisme de la faute ou du contrôle. Cette méfiance s’exprime jusque dans les malentendus autour du massage : en France, combien de femmes praticiennes doivent sans cesse répondre à la même question insultante — « Est-ce que vous faites la finition ? » — question qui ne devrait même pas exister dans un contexte de soin. Comme si, chez nous, toucher le corps de l’autre ne pouvait être désintéressé. Comme si tout massage devait cacher un acte sexuel honteux, tarifé, honteusement fantasmé.
Rien à voir pourtant avec la tradition asiatique, où le massage est un art ancestral, à la croisée de la médecine, de la philosophie et de la spiritualité. Là-bas, le corps ne se cache pas : il se cultive. Il devient temple, vecteur d’énergie, lieu d’harmonie. Le Kamasutra lui-même, souvent mal compris en Occident, est d’abord un art de vivre, de se connaître, de sublimer la chair — non de l’exploiter. En Asie, on ne sépare pas le corps de l’esprit, ni la santé physique de l’équilibre intérieur. On soigne l’un pour apaiser l’autre. Peut-être est-ce là notre plus grand retard : réapprendre que le corps n’est pas une faute, mais une source de sagesse.
Pistes de lecture et références :
- Antonio Damasio, L’Erreur de Descartes (1994)
- Donald Winnicott, Jeu et réalité (1971)
- Tiffany Field, Touch (MIT Press, 2003)
- John Bowlby, Attachement et perte (1969–1980)
- Craig et al., Massage therapy for symptom control: outcome study at a major cancer center, Journal of Pain and Symptom Management, 2003.