Hier, j'ai reçu de mon ami Sully Fontaine ces mots. Ils m'ont bouleversé car ils mettent noir sur blanc le personnage que je suis : un homme en marche, en quête de sens, de beauté, d'amour et d'une insatiable reconnaissance. J'épuise souvent mes amis du reste et je m'en excuse auprès d'eux. Si je publie ce message, ce n'est pas pour me mettre en avant mais bien pour le mettre lui en avant car, pour prendre le temps de m'écrire un si joli texte, cela montre sa grande qualité d'âme, d'artiste et d'humain. J'ai eu la chance de rencontrer dans ma vie de grands humains qui m'ont pris sous leur aile comme Cornélius Castoriadis ou encore plus récemment Axel Kahn. Sully fait partie de ces personnes là.

« Kissamilé ? » comme on dit en créole. Qui suis-je ? Et bien je suis en chemin, en voyage à la découverte de moi-même et ce chemin ne s'arrêtera que devant les marches qui me mèneront au ciel, riche de cette vie pleine d'émotions, de plaisirs mais aussi de chagrin car l'homme est fait de tout cela. De terre, d'eau, d'air et de feu. Et l'Amour ? L'Amour c'est le solvant universel comme le montre le magnifique film de Luc Besson « Le Cinquième Élément », cette cinquième essence (quintessence) qu'est l'Amour. L'Amour de soi, l'Amour d'autrui, l'Amour de la Nature et de la Beauté mystérieuse qui se dégagent des âmes et des choses.

La Réunion c'est mon grand Athénor (La Fournaise) où je fais fondre patiemment la « matéria prima » pour la grande transmutation de l'épais vers le subtil. Tout est dans l'Amour et dans le regard que nous portons sur nos semblables et sur notre environnement. Et la Réunion avec son volcan, avec son histoire, avec sa culture m'offre un magnifique univers à taille humaine mais pleinement universel. Ce petit bourgeon magmatique pour reprendre la très belle expression d'Alain Séraphine, grand plasticien réunionnais.

Merci à toi Sully de me faire entrer dans ce monde de la créolité et ton texte est un peu comme un acte de naissance. Le mot « créole » vient du portugais « criolo » qui veut dire « avoir été élevé ici ». Et bien ton portrait est une forme d'élévation au grade d'apprenti créole. Je te promets de penser plus à moi et de me reposer plus. C'est vrai que j'ai besoin de faire une petite pause. Ton portrait tombe à pic.



Mon cher Didier,

Ami arpenteur du sol réunionnais,
Difficile de dessiner, de saisir à la volée, quelqu’un qui passe son temps à bouger… Difficile de croquer les traits (même les plus saillants) d’un individu qui vibrionne pour toutes choses, traversant le monde comme un chimiste atteint de danse de Saint-Guy le tableau périodique des éléments (Tu es de ces hommes qui marchent le monde comme on traverse un champ de lave : avec une ardeur qui défie les braises, une curiosité qui fouille les cendres anciennes pour y trouver je ne sais quelle vie cachée).
Avec l’aquarelle des impressions que tu laisses, j’essaie de te peindre, avec quelques pincées de mots… Mais ce ne peut pas s’ faire avec des mots ordinaires… J’ai besoin de tellurisme, de couleurs volcaniques, celles qui brûlent et éclairent à la fois.
Tu es un baroudeur, un Rimbaud moderne qui ne se contente pas de fuir Charleville, mais qui arpente La Réunion, la Bourgogne, les hôpitaux, les vignobles, les âmes, comme l’aventurier chanceux explorerait Mu, l’Atlantide ou notre Lémurie… Des Terres inconnues.
Je vois en toi un poète, mais pas un d’ ceux qui s’ perdent dans les premiers cumulus venus…. Non, ton lyrisme est ancré dans la terre, dans le sang, dans les cellules malades que tu as victorieusement combattues, dans les ceps de vigne que tu observes avec l’œil d’un savant et le cœur d’un vigneron, dans la pulpe du goyavier que tu ramasses…
Je te regarde bouger d’un monde à l’autre (loin des châteaux, loin des moulins) et je vois un Victor Hugo qui aurait troqué l’exil de Guernesey contre les allers-retours entre Dijon et l’Étang-Salé, portant dans tes valises autant de projets que de mélodies, autant de rêves que de diagnostics.
Mais aujourd’hui, mon ami, je voudrais te parler autrement. Non plus en admirateur, mais en petit frère d’armes obsolètes, en compagnon qui te voit parfois brûler des deux bouts, comme une torche trop ardente à l’entrée d’une longue caverne.
Tu vibres, Didier. Tu vibres de tout. Une conversation sur l’immunothérapie dérape en débat sur le cinéma réunionnais, puis en improvisation sur The Sound of Silence. Tu passes de la fragilité des sols à celle des hommes, des protocoles scientifiques aux accords de guitare, avec une aisance et une facilité qui déconcertent. C’est ta force : tu embrasses le monde comme d’autres respirent, sans frontières, sans filtres.
Mais parfois, cette soif devient vertige. Tu donnes l’impression d’en faire trop. Tu parles trop vite, tu étreins trop fort, tu veux tout comprendre, tout résoudre, tout chanter, coudre, découdre et rapiécer... Et je me demande : quand t’arrêtes-tu ? Quand laisses-tu la terre tourner sans mettre la main grande ouverte au dehors de la portière comme le font tous les gamins du monde ? Quand acceptes-tu que certaines ombres résistent à ta lumière ?
Tu as traversé l’épreuve du cancer comme un guerrier, mais aussi comme un poète – avec cette même intensité qui transforme chaque souffrance en vers, chaque peur en combat. Tu as échappé au pire, et tu as voulu, aussitôt, redonner au monde ce qu’il t’avait laissé : la vie. Mais la vie, justement, exige aussi des silences. Des pauses. Du recul…
Tu as forgé ce mot magnifique : fragilitude. Ce mélange de fragilité et de plénitude, cette idée que notre vulnérabilité est aussi notre richesse. Mais toi, Didier, l’appliques-tu à toi-même ?
Tu veux sauver les sols, les malades, les vins, les âmes créoles, les projets, les amitiés… Mais qui te sauve de toi ? Qui te rappelle que même les volcans s’endorment, que même les torrents s’épuisent ? Tu es un ingénieur de la fragilité, mais parfois, tu oublies que tu en es aussi le patient.
Ton cœur est vaste, et c’est pour cela qu’il t’arrive de t’égarer. Tu vois le monde comme une toile à repeindre, une partition à réinterpréter. Mais il y a, dans cette générosité, une forme d’excès. Comme si tu craignais que le monde s’effondre si tu cessais de le porter.
La Réunion t’a adopté. Tu es devenu cet arpenteur sacré, ce sourcier de l’âme créole, celui qui écoute la terre comme on écoute un vieil ami. Tu as compris que cette île n’est pas qu’un paysage, mais une cicatrice, une mémoire. Jean-Paul II y a parlé de sortir de l’obscurité, et toi, tu as choisi d’y allumer des feux.
Mais même les volcans ont leurs nuits parsemées d’éclairs…
Ta guitare, tes reprises de Simon & Garfunkel, ta façon de chanter Bridge Over Troubled Water comme une prière… Tout cela dit ta mélancolie. Ton besoin de croire, malgré tout, à la beauté. Alors, pourquoi ne pas t’accorder ce repos ? Pourquoi ne pas admettre que tu as, toi aussi, le droit de t’asseoir au bord de l’étang, sans projet, sans discours, sans autre urgence que celle d’exister ?
Je pourrais te dire simplement : « Prends soin de toi. » Mais ce serait trop facile. Alors je te dis ceci :
Tu es précieux, Didier. Pas seulement pour ce que tu fais, mais pour ce que tu es. Un homme qui croit encore au bien, à la science, à la poésie, à la fraternité. Un homme qui se bat pour que les médicaments soignent, pour que les sols vivent, pour que les vins chantent.
Mais tu n’es pas indispensable au tout-venant du monde, qui se moque bien – je crois – des forces insondables qui t’habitent et qui te secouent.
Le monde continuera sans tes excès. Sans tes nuits blanches, sans tes envolées lyriques, sans tes coups de gueule. Ce qu’il ne pourra pas remplacer, c’est ta lumière – mais une lumière ne doit pas se consumer elle-même.
Alors, repose-toi. Tu peux réécouter – voire jouer – El Condor Pasa sans vouloir réécrire la partition. Marche sur la plage de l’Étang-Salé sans y voir ton reflet, sans y voir un projet, un symbole, une mission. Laisse-toi… fragile, simplement.
Il reste tant à faire. Des malades à guérir, des vignes à planter, des goyaviers attendant leur osmose, des fragilités à apaiser, des enfants de La Réunion à émerveiller, des sommeliers-poètes à former… Tant d’âmes âmes à rencontrer.
Mais tout cela exige un homme entier. Pas un homme épuisé.
Alors, mon frère, mon poète-arpenteur des chemins sacrés (comme celui emprunté par les protagonistes de Maladie d’amour)… Prends le temps. Le monde a besoin de toi, mais il a besoin de toi vivant, solide, pas en cendres archéologiques de je ne sais quel Pompéi...
Vers toi… Repères intimes… Pour longtemps.

Sully Fontaine



Sully Fontaine, figure culturelle de La Réunion.

Sully Fontaine est originaire de La Rivière (Saint-Louis) à La Réunion et s'est affirmé comme un acteur majeur de la culture réunionnaise. Après des études supérieures en arts plastiques à l'École des Beaux-Arts de Dunkerque, où il obtient un DNSEP, il entame sa carrière artistique et culturelle en métropole. Durant cette période, il dirige une galerie d'art, collabore avec le FRAC Nord-Pas-de-Calais et enseigne les arts plastiques (notamment à l'Université du Littoral). Ces expériences enrichissantes forgent sa double compétence d'artiste et de gestionnaire culturel, qu'il mettra ensuite au service de son île natale.

Parcours administratif et carrière au FRAC/DRAC

De retour à La Réunion, Sully Fontaine contribue activement au développement des institutions culturelles locales. Il participe à la création du Fonds Régional d'Art Contemporain (FRAC) de La Réunion, dont il devient le directeur en 1999. Sous sa direction (1999–2003), le FRAC lance le projet artistique et culturel intitulé « Une île au monde », mettant l'accent sur les croisements entre art, anthropologie et contexte local. Sully Fontaine oriente en effet la programmation vers le dialogue entre la création contemporaine et l'histoire géo-culturelle de La Réunion, envisageant même la mise en place d'une biennale d'art contemporain dans la zone océan Indien et l'Afrique de l'Est. Il défend ardemment les artistes réunionnais en privilégiant leurs acquisitions et en cherchant à faire rayonner leurs œuvres au-delà de l'île, y compris en métropole lorsque cela est possible. En tant que directeur du FRAC, Sully Fontaine a organisé des expositions marquantes, telle « Ancêtres et visions » en 1999 dans le hangar D2 du Port, réunissant des artistes de La Réunion et de la région (Alain Noël, Philippe Gaubert, Richard Razafindrakoto, etc.).

Son mandat n'a toutefois pas été exempt de difficultés : le FRAC a traversé des « turbulences structurelles » dans les années 2000, avec des interrogations sur sa gestion et son utilité. Malgré ces turbulences, de nombreux artistes locaux ont exprimé leur soutien à cette institution indispensable pour l'aide à la création artistique. Sully Fontaine quitte la direction du FRAC en 2003 lors de sa restructuration, mais son passage aura contribué à ancrer l'art contemporain dans le paysage culturel réunionnais.

Œuvre artistique et travail de dessinateur

Parallèlement à ses fonctions administratives, Sully Fontaine est lui-même artiste plasticien et dessinateur. Formé aux Beaux-Arts, il s'exprime à travers le dessin, la peinture (notamment l'acrylique) et la scénographie. Il a ainsi réalisé des œuvres picturales et organisé des expositions personnelles. En 2014, par exemple, une exposition intitulée « People and Places » a présenté ses peintures acryliques sur campus universitaire (illustrant sa capacité à montrer son travail en dehors de l'île). Sa sensibilité artistique transparaît également dans ses contributions à d'autres projets : il a rédigé des textes de présentation pour des artistes locaux (comme la biographie du peintre Jean Bénard lors d'une exposition à Saint-Leu) et a même prêté son talent au cinéma en tant qu'architecte décorateur (il figure ainsi au générique du film Karnaval sorti en 1999). Ces multiples activités témoignent de la créativité de Sully Fontaine et de sa volonté de valoriser l'art sous toutes ses formes.

Engagement culturel, patrimoine et projets majeurs

Sully Fontaine est reconnu pour son engagement passionné en faveur de la culture créole réunionnaise. Musicien à ses heures, il est le fondateur de l'orchestre de cuivres Le Waki Band, créé dans le quartier du Ouaki à La Rivière au tournant des années 2000. Trompettiste de formation, il a ainsi contribué à faire revivre la tradition des lorkès an kuiv (orchestres en cuivre) et le répertoire musical séga/maloya dans l'île. « Le séga est une manière de vivre sa créolité et fait partie de l'âme réunionnaise », affirme-t-il, soulignant combien cette musique est omniprésente dans la vie locale. Sous son impulsion, le Waki Band a sillonné La Réunion et l'océan Indien pour promouvoir ce patrimoine musical, participant à des festivals et evenements culturels.

En outre, Sully Fontaine s'illustre par son travail de valorisation du patrimoine et de la mémoire réunionnaise. Depuis la fin des années 2010, il occupe le poste de responsable du service Patrimoine et Identité culturelle à la mairie de Saint-Louis. À ce titre, il conçoit et anime de nombreuses initiatives patrimoniales : expositions historiques, circuits de découverte, conférences et Journées du Patrimoine. Par exemple, lors des Journées Européennes du Patrimoine 2021, il a partagé avec le public l'histoire du quartier du Gol à Saint-Louis, berceau du peuplement local et lieu de mémoire de l'esclavage. Il a également contribué au projet éducatif "Bouts de Mémoire", donnant des entrevues sur l'histoire de sites comme l'ancien domaine sucrier du Gol. Toujours pédagogue, il n'hésite pas à rédiger des textes explicatifs pour des parcours patrimoniaux (comme les Totems du sentier Fah'âme, un itinéraire culturel intercommunal) afin de transmettre aux plus jeunes le goût de leur histoire.

Par ses multiples projets – de la direction du FRAC aux fanfares de rue, des salles d'exposition aux sentiers du patrimoine – Sully Fontaine a largement influencé le paysage culturel réunionnais. Son influence se mesure aussi à son rôle de passeur de mémoire : auteur de chroniques et d'articles, il a publié dans des revues locales (tels que le site 7 Lames la Mer) des récits sur la musique et les traditions de l'île, contribuant à la transmission du patrimoine immatériel. Dans un portrait que dresse de lui la presse locale, on note qu'il « s'y connaît en matière de culture créole » et possède une impressionnante collection personnelle de livres et de vinyles péi, reflétant son attachement profond à l'identité réunionnaise.

Héritage et distinctions

Figure polyvalente – à la fois administrateur culturel, artiste, musicien et médiateur du patrimoine – Sully Fontaine a marqué de son empreinte la vie artistique et culturelle de La Réunion sur plusieurs décennies. Son action lui a valu l'estime de nombreux acteurs culturels de l'île. Les artistes contemporains saluent en lui un défenseur de la création locale, les musiciens traditionnels reconnaissent son apport dans la renaissance du séga lontan, et les historiens apprécient son travail de sauvegarde de la mémoire des lieux. À ce jour, aucune distinction officielle n'est publiquement associée à son nom dans les sources consultées, mais son héritage se manifeste dans les institutions qu'il a aidé à bâtir et dans les esprits qu'il a inspirés.

Qu'il s'agisse de la présence pérenne du FRAC Réunion (désormais EPCC) ou de la vitalité retrouvée des orchestres en cuivre, qu'il s'agisse des expositions artistiques qu'il a montées ou des parcours patrimoniaux qu'il a narrés, Sully Fontaine laisse une trace indélébile. Son parcours riche et engagé en fait un véritable passeur culturel au service de La Réunion, œuvrant sans relâche pour que le passé et la création contemporaine continuent de dialoguer dans le présent réunionnais.