Née dans les frissons d’un cyclone tropical et bercée par les cris d’enfants d’une fratrie nombreuse, Jacqueline Farreyrol n’a cessé de conjuguer sa vie à la première personne du pluriel. Plurielle, comme son île, La Réunion, à laquelle elle doit tout : son inspiration, son franc-parler, sa trajectoire d’artiste, de pédagogue et de femme politique. À 86 ans, celle qui a chanté « Mon île » avec la ferveur d’un psaume continue de fasciner. Car son existence tout entière est une cantate dédiée à la Créolie, cette terre indisciplinée et composite qui fait de chaque enfant de Bourbon un poème vivant.
Elle naît en 1939 à La Rivière Saint-Louis, au sein d’une famille d’instituteurs. Enfant du service public, elle grandit en arpentant l’île au gré des affectations de ses parents. Très tôt, elle comprend la valeur du verbe, de l’oralité, du récit. C’est dans le quartier de Sainte-Clotilde, sur le chemin Tessan, que se scelle son attachement viscéral à cette terre. Le nom de la rue n’est autre que celui de son aïeul : Tessan-Gauvin, figure tutélaire dont le patronyme résonne encore dans l’Histoire réunionnaise.
Mais c’est du côté maternel que se déploient les racines les plus profondes de Jacqueline. Une part de son âme vient du cœur de Mafate, de ce cirque hors du temps où les routes ne mènent nulle part, et où seules les jambes ou les hélicoptères vous donnent accès au monde. Sa grand-mère est née dans le petit village de La Nouvelle, enclave escarpée, suspendue entre ciel et ravines, et n’avait jamais vu la mer jusqu’à ce qu’un jeune homme – son futur grand-père – la rencontre lors d’une marche, l’emmène à la côte et l’épouse. Ce détail n’en est pas un : il dit tout d’une généalogie enracinée dans la géographie magique de l’île. À Mafate, les âmes s’élèvent et la mémoire se murmure à l’oreille du vent.
Elle aime à dire que sa famille ressemble à l’île : métissée jusqu’à la moelle. Malbars, Cafres, Chinois, Zoreils, tout y est. Elle compte 117 cousins germains. Une démesure généalogique qui aurait de quoi affoler un logiciel d’état civil, mais qui traduit la vérité démographique et affective de La Réunion : une terre d’entrelacs, de brassages, d’accents, de visages.
Jacqueline ne s’est jamais contentée de vivre dans les limites du lagon. Son éducation la mène jusqu’à Montpellier, ville dans laquelle elle poursuit une licence d’anglais. Professeure, elle enseigne quelques années dans les villages du Sud de la France avant de répondre à l’appel du sang : en 1971, elle revient sur son île. Ce retour n’est pas un exil inversé : c’est une renaissance. Elle a alors 30 ans. La Réunion l’accueille avec ses flamboyants en fleurs et ses douleurs à peine tues. Et elle, dans un geste presque biblique, rend grâce à cette terre en lui offrant ses plus belles chansons.
Le destin se manifeste parfois sous les traits d’un quiproquo. En rendant visite à une amie à l’ORTF, elle se retrouve inscrite malgré elle à un casting. On lui demande de remplacer une speakerine, elle accepte… pour quinze jours. Ce seront huit années de télévision, où elle devient une voix tutélaire pour les enfants de l’île, une sorte de Dorothée créole avant l’heure. Rapidement, ses émissions révèlent un manque : on parle aux enfants de neige et de rennes, alors que les leurs vivent au rythme des mangues et des cyclones. Elle décide alors de créer ses propres chansons, d’écrire pour eux dans leur langue, avec leur imaginaire, leur saison. C’est ainsi que naît « Mon île » – un hymne personnel devenu chant collectif.
Son répertoire compte des dizaines de titres. « Ça sent la banane » devient un tube dans les écoles, bien au-delà de La Réunion. Pourtant, ce n’est pas la chanson dont elle est la plus fière. Trop souvent réduite à ses airs les plus populaires, Jacqueline Farreyrol est une compositrice subtile, capable de maloyas profonds, de ballades amères, de textes qui disent les douleurs et les fiertés d’un peuple. « Mon île », « Les Vieux de mon île », «Les Zenfans la misère », "Zero Calebasse la fumée Grandbois, sont autant de morceaux d’humanité qui méritent qu’on s’y attarde.
Mais elle ne se contente pas de chanter. Elle agit. Elle forme des jeunes au sein du groupe Kaloupilé, s’implique dans les actions culturelles, préside l’Île de La Réunion Tourisme (IRT), et devient en 2007 suppléante du député Didier Robert. Lorsque celui-ci prend la tête de la Région, elle siège à l’Assemblée nationale, puis est élue sénatrice en 2011. C’est un tournant. La femme de lettres devient femme de loi. Mais sans jamais renier ses convictions.
Elle siégera à la commission des affaires culturelles, et votera pour le mariage pour tous, à rebours de son groupe politique. Elle portera au Sénat des combats de santé publique, notamment contre les substances chimiques dans les biberons. Jacqueline, fidèle à elle-même, refuse les étiquettes. Ni droite, ni gauche. Ou plutôt : au-dessus. Libre.
En 2014, elle quitte la politique pour retrouver le silence de l’atelier. L’artiste reprend le pas sur la sénatrice. Elle compose encore, enregistre, crée un conte musical avec la troupe Pat’Jaune. Elle n’est jamais là où on l’attend, comme une comète réunionnaise, à la fois enracinée et fugace.
Jacqueline Farreyrol est aussi une grande voix du débat sur la langue créole. Elle le parle, l’écrit, le défend, mais refuse les dérives orthographiques récentes qui, selon elle, amputent les mots de leur âme. Elle plaide pour un créole vivant, mais respectueux de ses racines françaises et africaines. Car les mots ont une histoire. Ils sont porteurs d’une mémoire collective. Les mutiler, c’est trahir cette mémoire.
Elle incarne cette Réunion rêvée : plurielle, généreuse, vibrante, douloureusement belle. Une île qui n’a pas honte de ses cicatrices, et qui refuse les simplifications. L’île Réunion porte bien son nom. Non pas celui d’une utopie politique, mais celui d’une vérité historique et humaine : ici se sont réunis les peuples, les croyances, les langues, les souffrances et les rédemptions.
À 86 ans, Jacqueline Farreyrol n’a pas dit son dernier mot. Peut-être le chante-t-elle, quelque part dans les Hauts, une guitare sur les genoux, le regard tourné vers la mer, cette mer qu’un jour sa grand-mère découvrit pour la première fois, après être descendue petit village de La Nouvelle au coeur de Mafate. Le destin, parfois, tient dans une chanson.
c'est pour cela que je lui ai écrit et composé cette chanson... pour lui rendre hommage en espérant que ce type puisse être diffusé sur les radios de la Réunion.
Jacqueline continue à chanter elle est en train son dernier disque et s'apprête à remonter Sur Scène avec sa complice et amie pianiste : Caroline
Didier Buffet
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Sources :
• Wikipedia : Jacqueline Farreyrol
interview de Didier Buffet
• LINFO. re : Actualités politiques et culturelles réunionnaises
• Le Quotidien de La Réunion
• Réunion Première / France TV Outre-mer
• BFM TV archives
• Témoignages de l’entretien fourni