Par Didier Buffet

« Valé Valé » est une chanson emblématique du maloya réunionnais, rendue célèbre par le musicien Firmin Viry à partir des années 1970. Cependant, loin d’être une composition contemporaine, cette chanson puise ses racines dans l’histoire et le folklore de La Réunion et de l’océan Indien. Son origine remonte au XIXe siècle (voire au XVIIIe), et son texte s’inspire de traditions européennes créolisées mêlées à la culture des esclaves et descendants d’esclaves de l’île. Nous explorons ci-dessous le contexte de création de « Valé Valé », ses sources d’inspiration historiques, culturelles et musicales, ainsi que la signification de ses paroles (par exemple la fameuse phrase « Valé valé, prête-moi ton fusil… »).

Origines au XIXe siècle et héritage des chansons de cabaret

Les spécialistes s’accordent à dire que « Valé Valé » n’est pas une œuvre créée de toutes pièces par Firmin Viry, mais bien une chanson traditionnelle ancienne. Elle est attestée dès la fin du XIXe siècle dans la région. Par exemple, le folkloriste Charles Baissac la mentionne en 1880 dans son étude sur le créole mauricien, et Volcy Focard en cite également un couplet en 1882 dans un bulletin de la Société des sciences et des arts de La Réunion. Ces sources du XIXe siècle n’enregistrent toutefois que le premier couplet connu de l’époque, alors que la tradition réunionnaise contemporaine comporte un second couplet additionnel.

D’après les travaux de chercheurs locaux, l’origine de la chanson remonterait à l’époque de la Compagnie des Indes (période coloniale du XVIIIe siècle). Il s’agirait à l’origine d’une chanson de « cabaret » européen qui aurait voyagé jusqu’à La Réunion. Le terme cabaret désigne ici les chansons à boire et à danser populaires des XVIIe–XVIIIe siècles en France (par exemple, les Chansons pour danser et pour boire de Ballard, 1625). Ce type de romance aurait été créolisé par la suite. En effet, transmise oralement dans un milieu créolophone d’esclaves et d’anciens esclaves, la chanson a subi des déformations et adaptations au fil du temps. On retrouve d’ailleurs dans ses paroles des éléments présents dans d’autres traditions : ainsi le motif du « pigeon blanc » qui figure dans la chanson existe aussi dans des chansons populaires de l’Ouest de la France et en Louisiane, ce qui confirme l’héritage français de ce chant.

Symbole marron, créolisation et influences culturelles

Au-delà de ses origines européennes, « Valé Valé » a pris une signification particulière dans la culture créole réunionnaise. La chanson est devenue un véritable chant du patrimoine oral de l’île. Elle était connue de tous les “gramoun” (anciens) adeptes du maloya et du kabaré traditionnel, et faisait partie du répertoire chanté lors de certaines cérémonies rituelles comme les servis kaf (rites d’hommage aux ancêtres d’origine africaine/malgache) dans le sud de l’île. De nos jours encore, c’est l’un des airs les plus célèbres du maloya, au point d’être qualifié d’« hymne nasyonal marron » – c’est-à-dire un hymne officieux des esclaves marrons (esclaves en fuite).

Cette dimension historique et “marronne” de la chanson se lit à travers son imagerie. En effet, certains y voient une référence au valet de carreau révolutionnaire de 1793, surnommé « Égalité de couleurs ». Durant la Révolution française, un jeu de cartes spécial remplaça les figures de roi, dame et valet par des symboles de Liberté et d’Égalité. La carte du valet de carreau fut ainsi illustrée par un esclave noir libéré, assis sur un sac de café, un fusil à la main et des chaînes brisées à ses pieds – symbole explicite de la lutte des esclaves révoltés depuis 1790. Ce valet insurgé, emblème de courage légendé « Égalité de Couleurs », représente l’armement des opprimés et leur soif de liberté.

Illustration :Carte révolutionnaire de 1793 intitulée « Égalité de couleurs » (valet de carreau). On y voit un homme affranchi tenant un fusil, assis sur un ballot de café marqué « caffé », avec un joug brisé et des chaînes aux pieds. Ce symbole allégorique de l’égalité entre personnes de toutes couleurs incarne le courage et la lutte des esclaves révoltés contre l’oppression. Certains interprètent le refrain « Valé, valé, prête-moi ton fusil » comme l’écho de cette image du valet armé, conférant à la chanson une portée de résistance et de fierté marronne.

Par ailleurs, la forme musicale même de « Valé Valé » reflète le métissage culturel. La chanson se présente d’abord comme une romance sur un rythme de valse européenne, puis enchaîne sur un maloya pur de style kabaré (chant à réponse avec chœur et percussions). Autrefois, ce genre de chant créole pouvait être interprété sans accompagnement rythmique lors des bals de cabaret (d’où le nom local bal kabaré) ou des soirées maloya. Avec le temps, il a intégré les instruments du maloya (roulèr, kayamb, piker, etc.), mêlant les influences européennes (mélodie, valse) et afro-malgaches (rythmes, instruments) propres à La Réunion.

Firmin Viry et la transmission maloya de « Valé Valé »

Firmin Viry, figure pionnière du maloya (né en 1935), a joué un rôle déterminant dans la préservation et la diffusion de « Valé Valé ». Issu d’une famille de musiciens traditionnels, Viry a appris le maloya auprès de ses aînés alors que ce genre était longtemps resté clandestin (le maloya a été interdit dans l’espace public jusqu’aux années 1970 en raison de sa connotation subversive). Firmin Viry tenait ce patrimoine de ses ancêtres : il a notamment reçu cette chanson en héritage de sa grand-mère, originaire du Mozambique. Cette ascendance afro-malgache explique en partie comment un air d’origine européenne a pu être conservé dans le milieu des anciens esclaves.

Vers le milieu des années 1970, Firmin Viry intègre « Valé Valé » à son répertoire lors de kabar (fêtes maloya) et enregistre sa propre version. Son talent et son arrangement en maloya (avec percussions et chœurs) donnent une nouvelle vie à ce chant ancien, qui n’était plus connu du grand public en France métropolitaine. Grâce à Viry et à la tradition orale réunionnaise, « Valé Valé » a ainsi échappé à l’oubli et est devenu un classique du patrimoine musical de La Réunion. La chanson figure depuis sur des albums de maloya (par exemple la compilation Viry 1976 publiée par la MCUR en 2005) et a été reprise par de nombreux artistes locaux. En 2003, le groupe Baster l’a même interprétée en live aux côtés de Firmin Viry, preuve de la transmission aux nouvelles générations. C’est en grande partie grâce à Firmin Viry – et à l’héritage qu’il tenait de sa grand-mère – que cet air traditionnel fait désormais partie intégrante de la culture réunionnaise contemporaine.

Signification des paroles et traduction en français

La chanson « Valé Valé » est chantée en créole réunionnais, mais ses paroles restent largement compréhensibles car proches du français de l’époque. Le titre lui-même, « Valé Valé », représente la prononciation créole de « Valet, valet » (le t final de valet n’étant pas prononcé, il se vocalise en valé). Autrement dit, on s’adresse à un « valet » – un personnage allégorique ou symbolique – ce qui rappelle le valet de carreau évoqué plus haut.

Voici le début des paroles dans leur version créole (suivies de leur sens en français) :

• « Valé, valé, prétez-moi ton fizil, voilà lo zoizo prèt à voler… »

– En français : « Valet, valet, prête-moi ton fusil, voilà l’oiseau prêt à s’envoler. » Le chanteur demande au valet de lui prêter son arme pour tirer un oiseau qui est sur le point de prendre son envol. On peut y voir l’image d’une opportunité qu’il ne faut pas laisser filer (l’oiseau sur le départ symbolisant peut-être une chance ou une proie à saisir).

• « Si nou avaé gagné lo zoizo, sufizaman po mon voyaz é po mon arrivée… »

– « Si nous avions attrapé l’oiseau, [on aurait] suffisamment [d’argent] pour mon voyage et pour mon arrivée… ». Autrement dit, capturer cet oiseau procurerait assez de ressources (nourriture à revendre ou argent) pour financer le voyage du narrateur et son établissement à l’arrivée. On comprend que l’oiseau représente une promesse de richesse ou de réussite matérielle.

• « Trois plats à table é in pigeon blanc, sufizaman po mon dîner… »–

« Trois plats sur la table et un pigeon blanc, [c’est] suffisamment pour mon dîner. » Ici le chanteur décrit un repas copieux qu’il pourrait s’offrir grâce à l’oiseau. Le pigeon blanc fait écho aux mets de choix dans la cuisine de l’époque (le pigeon était un plat apprécié, et le détail qu’il soit blanc renvoie à la pureté ou à la rareté). Ce vers renforce l’idée que l’oiseau capturé assure sa subsistance.

• « Mais pas sitôt la belle i percevoit, chapo z’en moin po salue a li… »

– « Mais à peine la belle aperçoit [cela], [je lui] tire mon chapeau pour la saluer. » Ce passage suggère qu’une “belle” (une jeune femme) fait son entrée, et que le narrateur la salue poliment chapeau à la main. Cela pourrait indiquer qu’avec le succès (la capture de l’oiseau, l’argent et le festin), vient aussi la reconnaissance sociale ou l’attention des dames – d’où le geste galant.

À ce stade, le ton de la chanson change. Dans l’interprétation de Firmin Viry, c’est le moment où le rythme de maloya prend le relais (cassage rythmique maloya). La suite des paroles adopte un style responsorial (un soliste et le chœur) et des expressions idiomatiques :

• « Mé nou la tandé lo rwa dann lé bwa, la rèn larivé… »

– « Mais on a entendu le roi dans les bois, la reine est arrivée… ». L’apparition soudaine d’un roi et d’une reine dans la narration tranche avec la scène précédente. On peut y voir une métaphore de l’autorité ou du pouvoir (le roi et la reine symbolisant les représentants du pouvoir colonial ou de l’ordre établi). Leur arrivée imprévue crée une tension.

• « Dégaz’ anou momon, dégaz’ anou ! Dégaz’ anou, Kaliko larivé… »

– En créole, « dégaze anou » signifie « fuyons vite » (littéralement « dégageons-nous »). « Momon » est une interjection affectueuse (équivalent de « maman » ou « ma chère »). La phrase entière peut se traduire par « Filons, filons ma chère, filons vite ! Filons, Kaliko est arrivé… ». On comprend que la présence du roi et de la reine impose de s’enfuir précipitamment. L’arrivée de Kaliko est plus énigmatique : Kaliko (ou Calicot) est peut-être le surnom d’un garde ou d’un représentant de l’autorité (dans l’argot colonial, calicot pouvait désigner un commerçant ou un employé, mais ici on l’interprète souvent comme un gendarme ou un “caporal” venu interrompre la fête). Ce passage évoque donc une scène de dispersion, comme si les participants à un kabar clandestin devaient s’échapper à l’approche des autorités. Cela renforce l’interprétation marronne et subversive de la chanson : le plaisir et la liberté sont de courte durée, il faut se cacher lorsque le pouvoir arrive.

• « Do vin qui brille lé dann mon verr’, Bondyé la di mon zanfan boir’ pa… »

– « Le vin qui brille est dans mon verre; Dieu a dit à mon enfant de ne pas boire. » Ces lignes de conclusion offrent une teinte morale ou ironique. Le vin qui brille peut désigner un alcool fort (un rhum arrangé par exemple, qui “brille” lorsqu’on le fait tourner dans le verre). Bondyé la di mon zanfan boir’ pas signifie que « Dieu a dit à mon enfant de ne pas boire ». On peut interpréter cela de deux façons : soit comme un conseil de tempérance (une mise en garde contre l’ivresse et ses dangers, peut-être parce que la situation est déjà assez risquée avec l’alerte donnée par “Kaliko”), soit comme une note ironique (après tant de rebondissements – festin rêvé, arrivée du pouvoir, fuite – on rappelle finalement une morale religieuse de sobriété). Quoi qu’il en soit, la chanson se termine en répétant « Bondyé la di, mon zanfan boire pas » plusieurs fois, ce qui donne une conclusion un peu mystérieuse et chantante à l’ensemble.

En résumé, les paroles de « Valé Valé » racontent une histoire allégorique. On y voit un narrateur qui espère tirer profit d’un oiseau (symbole de chance ou de richesse), rêve d’un voyage réussi et d’un bon repas, attire l’attention d’une belle dame, mais doit brusquement tout abandonner lorsque surgit une menace représentée par un roi, une reine et Kaliko (figures d’autorité). La fête se dissipe et la chanson s’achève sur un conseil de sagesse (ne pas trop boire). Cette narration peut se lire à plusieurs niveaux : à la fois comme une anecdote triviale (une scène de chasse et de fête interrompue) et comme une métaphore historique de la condition des esclaves ou des opprimés (les marrons qui doivent rester sur le qui-vive, la soif de liberté et de voyage contrariée par l’autorité coloniale, etc.). C’est ce qui fait la richesse de « Valé Valé » : une berceuse-poème créole aux multiples couches de sens, héritée du passé colonial mais toujours réinterprétée par les artistes réunionnais.

La Chanson "Valet, Valet, Le Roi dans le Bois" par Firmin Viry

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Valet Valet Le Roi Dans le Bois Firmin Viry Traditional Maloya
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Paroles en créole de la chanson :

Valet -valet

prétez moi ton fizil

Voilà loizo prèt à voler.

Si nou zavé gagné loizo

Sufizaman po mon voyaz

Et po mon arrivée.

Trois plats à table

Et un pigeon blanc

Suffisamment pour mon dîner

Mais pas sitôt la belle perçoit

Chapeau z’en mains pour me saluer

cassage rythmique maloya 

Mé nou la tandi lo rwa dan lé bwa

La rèn larivé

Dégaz anou momon dégaz anou !

Dégaz anou kaliko larivé.

Le vin qui brille l’est dans mon verre.

Bondyié la di mon zanfan bwar pa.

Bondyié la di

Mon zanfan bwar pa

Bondyié la di

Mon zanfan bwar pa

Bibliographie

• Stéphane Grondin, La maison du Maloya – Article « Explication de texte – Valet Valet » (2015) présentant l’origine et les paroles de « Valet-valet », thème musical attesté depuis le XIXe siècle et connu à l’île Maurice.

• Christian Vittori, extrait de Musiques traditionnelles de La Réunion par Jean-Pierre La Selve – Article Témoignages (19 sept. 2007) rappelant que la chanson, citée en 1880 par Baissac, date de l’époque de la Compagnie des Indes et relève des chansons de cabaret du XVIIIe siècle. Transmise oralement en créole, elle a été adaptée en maloya grâce à la tradition afro-malgache et au talent de Firmin Viry, qui la tenait de sa grand-mère mozambicaine.

• Nathalie Valentine Legros, 7 Lames la Mer – Article « Valet de carreau, prête-moi ton fusil… » (15 nov. 2022) reliant la symbolique du valet armé de 1793 (carte Égalité de couleurs) à la chanson réunionnaise, et mentionnant une version mauricienne du chant rapportée en 1880.

• Paroles de « Valé Valé » (version Firmin Viry) consultées via des archives culturelles (MCUR) et le blog La maison du Maloya. Ces sources confirment le sens général des couplets en français et leurs variantes créoles.