Par Didier BUFFET

Jeunesse et formation scientifique

Né le 9 mai 1746 à Beaune en Bourgogne dans une famille de petite bourgeoisie, Gaspard Monge manifeste très tôt des dispositions exceptionnelles pour les sciences. Il effectue ses études chez les Pères oratoriens de Beaune, où ses talents lui valent le surnom flatteur de puer aureus (« enfant d’or ») de la part du directeur du collège. À quatorze ans, il construit une pompe à incendie qui suscite l’admiration générale. En 1762, il poursuit sa formation au collège de la Trinité de Lyon et, fait remarquable, il y enseigne la physique dès l’âge de dix-sept ans. Revenu à Beaune en 1764, il dresse un plan détaillé de la ville à l’aide de méthodes d’observation innovantes – plan qui attire l’attention de l’École royale du génie de Mézières.

En 1765, Monge est recruté comme dessinateur à l’École de Mézières, établissement prestigieux de formation des ingénieurs militaires. En raison de son origine roturière, il ne peut prétendre au statut d’officier du génie, réservé aux aristocrates, et doit se contenter d’un rôle subalterne malgré ses compétences brillantes. Il met à profit son poste pour développer ses propres méthodes géométriques : dès 1766, il introduit dans l’enseignement de Mézières une nouvelle approche de représentation des objets en trois dimensions, ce qu’on appellera plus tard la géométrie descriptive. Ses talents mathématiques, d’abord tenus en suspicion, finissent par être reconnus lorsqu’il résout en un temps record un problème de fortifications qui normalement requérait de longs calculs : sa solution graphique novatrice, d’abord accueillie avec scepticisme, se révèle parfaitement correcte et impressionne la hiérarchie. Parallèlement, Monge rejoint les rangs de la franc-maçonnerie : il est initié au sein de la loge militaire « L’Union Parfaite du Corps du Génie » de Mézières, dont il devient l’orateur en 1779. Cet engagement maçonnique témoigne de son adhésion aux idéaux des Lumières, propices à l’échange savant et aux valeurs de fraternité.

Ascension scientifique et carrières d’Ancien Régime

Monge ne tarde pas à s’imposer comme l’un des jeunes savants les plus prometteurs du royaume. Dès la fin des années 1760, il correspond avec les plus grands mathématiciens de l’époque, approfondissant l’analyse infinitésimale et la géométrie analytique et différentielle. En 1770, à seulement 23 ans, il est élu membre correspondant de l’Académie des sciences de Turin, et en 1772 il devient correspondant de l’Académie royale des sciences de Paris grâce au soutien de d’Alembert et Condorcet. Entre 1771 et 1775, il rédige plusieurs mémoires de mathématiques (sur les équations différentielles, le calcul intégral, la géométrie des surfaces, etc.), qu’il présente à ces Académies savantes. Ses travaux posent les bases de recherches majeures, notamment sur ce qui sera plus tard connu comme l’équation de Monge-Ampère, une classe importante d’équations différentielles non linéaires.

En 1774, Monge se lie d’amitié avec le marquis de Castries, ministre de la Marine, et surtout avec Jean-Nicolas Pache, qui jouera un rôle politique aux débuts de la Révolution. En janvier 1780, Monge est élu membre géomètre de l’Académie des sciences de Paris, ce qui consacre son statut de savant de premier plan. La même année, il épouse Marie-Catherine Huart, veuve d’un maître de forge, ce qui l’amène à s’intéresser de près à la métallurgie et aux procédés sidérurgiques. Le couple aura trois filles, et Monge, désormais bien introduit dans la bourgeoisie industrielle, acquiert une fonderie dont il supervise les activités, élargissant encore le champ de ses compétences scientifiques. Sa curiosité est en effet éclectique : outre les mathématiques pures, il mène des recherches en chimie (par exemple sur la composition de l’acide nitrique, sur la synthèse de l’eau conjointement avec Lavoisier en 1783) et en physique (sur la biréfringence des cristaux, la chaleur, l’acoustique, l’optique, etc.) Dès avant 1789, Monge est donc un savant complet, à l’aise aussi bien dans la théorie géométrique que dans les applications techniques, et jouissant d’une solide réputation en Europe.

En 1783, sur la recommandation du maréchal de Castries, Gaspard Monge est nommé examinateur des gardes-marine, chargé d’évaluer les élèves officiers de la Marine royale suite au décès de Bézout. Ce poste stratégique – qu’il occupe jusqu’en 1792 – l’oblige à quitter définitivement Mézières pour Paris, mais lui offre un rayonnement national. Il parcourt chaque année les ports militaires (Brest, Toulon, Rochefort…) afin d’y organiser les examens, et conçoit des méthodes d’évaluation novatrices, privilégiant le raisonnement et l’intelligence des candidats plutôt que la simple mémoire, et faisant preuve d’une impartialité rigoureuse malgré les tentatives de recommandation. Ces tournées d’inspection sont l’occasion pour Monge de visiter forges, arsenaux et mines du royaume, approfondissant encore ses connaissances techniques – un atout qui se révélera crucial durant la Révolution. En parallèle, il continue de publier : en 1788, il fait paraître un influent Traité élémentaire de statique, fruit de ses leçons, qui sera traduit en plusieurs langues. À la veille de la Révolution française, Monge est ainsi un scientifique reconnu (membre de l’Académie, professeur estimé) et un pédagogue innovant, à la croisée de la science théorique et de son application industrielle.

Engagement révolutionnaire et ministère de la Marine

Lorsque éclate la Révolution française en 1789, Gaspard Monge accueille avec enthousiasme les bouleversements politiques et sociaux. Républicain de conviction, il prête le serment civique dès février 1790 et s’implique dans les clubs patriotiques naissants. Il rejoint d’abord la Société de 1789 (aux côtés de personnalités libérales comme Condorcet, Lavoisier ou Mirabeau), puis, à mesure que la Révolution se radicalise, il adhère au club de la Section du Luxembourg, l’un des plus avancés, avant d’intégrer finalement le célèbre Club des Jacobins. En parallèle, Monge participe activement aux projets scientifiques du nouveau régime : il est membre de la Commission chargée d’unifier les poids et mesures sur une base décimale (travaux qui aboutiront à la création du système métrique en 1793) aux côtés de Condorcet, Lagrange, Laplace et Borda. Il contribue aussi, avec Fabre d’Églantine, à la conception du calendrier républicain adopté en 1793. Ces engagements témoignent de sa volonté de refondre le savoir et les institutions selon les principes de la raison et de l’égalité.

Le 10 août 1792, lors de la chute de la monarchie, Monge est appelé à de hautes fonctions politiques. Apprécié comme savant patriote, il est nommé membre du conseil exécutif provisoire formé ce jour-là et se voit confier le poste de ministre de la Marine et des Colonies. Il entre ainsi dans le premier gouvernement de la France républicaine. À ce titre, il doit réorganiser une Marine nationale en plein désarroi : beaucoup d’officiers royalistes ont émigré, la discipline fait défaut dans les arsenaux et la jeune République doit faire face à des guerres sur plusieurs fronts. Monge s’efforce de redresser la situation, limitant d’abord ses propres privilèges ministériels (il ouvre par exemple sa résidence officielle de la rue Royale pour y loger des officiers de marine) et tâchant de juguler la vague de démissions qui frappe son administration. Convaincu qu’il faut extirper jusqu’aux symboles de l’Ancien Régime, il propose une mesure hautement symbolique concernant les colonies : dans une lettre datée du 18 mars 1793, il suggère à la Convention de débaptiser l’île Bourbon (Réunion actuelle) – du nom de la dynastie royale – pour la renommer île de La Réunion. Cette appellation, explique-t-il, serait « propre à rappeler nos victoires et notre Révolution » en associant les colons aux succès de la France révolutionnaire, plutôt que de les faire vivre sous le nom d’« une famille de despotes ». La Convention entérine sa proposition par un décret le 19 mars 1793, marquant ainsi symboliquement la rupture avec la royauté dans les territoires d’outre-mer.

Malgré son dévouement, Monge se trouve rapidement débordé par les querelles politiques intenses de 1793. Après l’entrée en guerre contre l’Angleterre et l’escalade des tensions, il démissionne de son ministère le 10 avril 1793, épuisé par les intrigues et conscient de ses limites face au chaos révolutionnaire. Il retourne alors un temps à ses travaux scientifiques, mais l’Académie des sciences elle-même est dissoute par la Convention quelques mois plus tard, dans le climat de suspicion généralisée envers les élites de l’Ancien Régime. Qu’à cela ne tienne, Monge continue de servir la Révolution autrement : républicain ardent, il met son expertise technique au service de la défense nationale. À l’été 1793, il intègre la Commission des armes du Comité de salut public, où son expérience en métallurgie lui permet de jouer un rôle déterminant dans le développement de l’industrie de l’armement. Avec d’autres chimistes et savants (tels Berthollet, Vandermonde ou Guyton de Morveau), il supervise la recherche de salpêtre à grande échelle – la production de ce composant essentiel de la poudre noire est ainsi multipliée par quinze en quelques mois sous son impulsion. Il rationalise et accélère également la fabrication des canons et des armes : sur ses directives, plusieurs hauts fourneaux sont convertis en fonderies d’artillerie, permettant de produire les 6 000 canons dont l’armée républicaine a un besoin urgent, en utilisant le bronze aussi bien que la fonte. Monge contribue de même à l’amélioration des fusils, bombes et obus, diffusant les innovations techniques auprès des artisans et ouvriers, et rédige même avec ses collègues un manuel pratique (Avis aux ouvriers en fer sur la fabrication de l’acier, fin 1793) pour standardiser les meilleures méthodes. Cet effort scientifique et industriel intégré porte ses fruits : en 1794, grâce à ces mesures, la France parvient à équiper massivement ses troupes, contribuant à inverser le cours des guerres de la Révolution.

Parallèlement, Gaspard Monge participe à l’édification de nouvelles structures éducatives révolutionnaires. Dès 1794, il est membre fondateur de l’École normale de l’an III, destinée à former les professeurs de tout le pays, où il dispense le cours de géométrie descriptive aux côtés de Lagrange (mathématiques) et Berthollet (chimie). Surtout, il joue un rôle clé dans la création d’une grande école d’ingénieurs ouverte sur des bases méritocratiques. L’idée d’une école unique formant ensemble les ingénieurs civils et militaires germe en 1793 dans l’esprit de Monge et de son collègue Jacques-Élie Lamblardie : il s’agit d’en finir avec les rivalités de corps héritées de l’Ancien Régime en offrant à tous ces techniciens une culture scientifique commune de haut niveau. La Convention est séduite par le projet : en mars 1794, Lazare Carnot fait décréter la création d’une École centrale des travaux publics, future École polytechnique. Monge est nommé membre de la commission chargée de l’organiser : avec Lamblardie (le premier directeur) et Carnot, il recrute les meilleurs savants comme enseignants, participe à l’installation des locaux dans l’hôtel de Lassay à Paris, et élabore les premiers programmes. Lui-même y assure le cours de géométrie descriptive, assisté par Hachette, et rédige des notes de cours qui seront rassemblées en 1799 dans son célèbre ouvrage Géométrie descriptive. L’école, qui prend officiellement le nom d’École polytechnique en 1795, reflète les idéaux éducatifs de Monge : il veut y « orienter la jeunesse vers le savoir scientifique et la maîtrise de la technologie », et estime que cet enseignement doit être accessible aux couches populaires autant qu’aux classes privilégiées. Nombre des fondateurs et professeurs de Polytechnique, Monge en tête, partagent les valeurs maçonniques d’ouverture et de progrès, si bien que l’on compte parmi eux de nombreux francs-maçons. Monge incarne ainsi l’esprit méritocratique de la Révolution, visant à mettre la science au service de la Nation et de tous les citoyens, sans distinction de naissance.

Expéditions en Italie et en Égypte aux côtés de Bonaparte

En 1795, après la chute de Robespierre, Monge est un temps inquiété par la réaction thermidorienne : dénoncé comme suspect lors de l’insurrection sans-culotte du 1er prairial an III (mai 1795), il doit se cacher plusieurs semaines chez son ami Berthollet pour échapper aux poursuites. Revenant prudemment sur le devant de la scène à l’été 1795, il reprend ses cours à Polytechnique. Mais dès l’année suivante, le Directoire fait de nouveau appel à lui pour une mission à l’étranger, cette fois-ci au service de la diplomatie et des arts. En mai 1796, sous l’influence de Carnot (un de ses anciens élèves), Monge est nommé commissaire aux sciences et arts auprès de l’armée d’Italie, commandée par le jeune général Napoléon Bonaparte. Sa tâche consiste à sélectionner et récupérer en Italie les trésors artistiques et scientifiques promis à la France par les traités d’armistice imposés aux États vaincus. Bonaparte, victorieux, entend en effet que musées et bibliothèques français profitent des chefs-d’œuvre italiens saisis comme contributions de guerre. Monge, qui voit en cette guerre une lutte pour la liberté contre la tyrannie, n’hésite pas à justifier moralement ces spoliations : selon lui, les chefs-d’œuvre ainsi transférés à Paris serviront la gloire de la Nation et le progrès des Lumières, ce qui légitime à ses yeux ce transfert de patrimoine.

Le savant de Beaune s’acquitte avec zèle de cette mission en Italie. Bien qu’il ne soit pas un expert d’histoire de l’art, il s’entoure de connaisseurs et se concentre notamment sur la collecte de précieux manuscrits et ouvrages scientifiques dans les grandes bibliothèques italiennes. On le voit parcourir inlassablement la Lombardie, l’Émilie, la Toscane, à la recherche des pièces stipulées par les armistices. Après la soumission du pape Pie VI en juin 1796, Bonaparte le charge de veiller à la bonne exécution du traité à Rome : Monge y récolte une moisson de manuscrits à la Bibliothèque vaticane, mais face à l’hostilité de la population romaine, il doit se retirer prudemment à Bologne à l’automne. Durant ces mois de campagne, Monge côtoie fréquemment Bonaparte. Leur première rencontre en personne a lieu en juin 1796 et une amitié solide se noue rapidement entre le général de 27 ans et le savant de 50 ans. À Milan, durant l’hiver 1796-1797, Monge voit Napoléon presque chaque jour : il lui donne même un petit cours privé de géométrie descriptive, suscitant la curiosité du jeune chef militaire. Monge, qui se décrira lui-même comme « l’enfant gâté de la Révolution » bénéficiant de ses faveurs, admire sans réserve Bonaparte, en qui il perçoit l’homme providentiel capable d’exporter à l’étranger les conquêtes essentielles de la Révolution. Il note cependant avec déception le peu d’adhésion spontanée des populations italiennes aux idéaux républicains, celles-ci restant attachées à leur religion et à leurs traditions baroques.

Après la victoire de Bonaparte et la signature du traité de Campo-Formio avec l’Autriche en octobre 1797, Monge est choisi par le général pour ramener le texte du traité à Paris, en compagnie du général Berthier. À Paris, le Directoire reçoit Monge avec tous les honneurs dus à un négociateur de paix, et profite de l’occasion pour lui confier officiellement la direction de l’École polytechnique, que ses collègues l’avaient pressé de reprendre afin de sauver l’institution des attaques dont elle faisait l’objet. Monge accepte finalement et devient directeur de Polytechnique fin 1797, consolidant ainsi l’œuvre qu’il avait contribué à fonder. Son séjour à Paris sera cependant de courte durée : un nouveau projet d’expédition, encore plus ambitieux, l’attend déjà.

En effet, Napoléon Bonaparte prépare en secret une campagne militaire en Orient pour 1798. Informé discrètement du projet dès la fin de 1797 lors d’un entretien à Passariano, Monge, fort de son expérience maritime (ex-ministre de la Marine), est invité par Bonaparte à se joindre à l’aventure en Égypte. Enthousiasmé par cette perspective scientifique autant que stratégique, Monge accepte, bien que son épouse Catherine – redoutant une nouvelle longue séparation après les 18 mois passés en Italie – y soit d’abord farouchement opposée. Finalement, il embarque en mai 1798 parmi les « savants » de l’expédition d’Égypte. Il quitte l’Italie par le port de Civita Vecchia avec le convoi du général Desaix, rejoint la flotte de Bonaparte près de Malte, puis débarque en Égypte en juillet.

Durant l’expédition d’Égypte (1798-1799), Monge se distingue tant par son rôle scientifique que par son engagement aux côtés des militaires. Quelques jours après le débarquement, il participe courageusement, aux côtés de son ami le chimiste Berthollet, à un accrochage contre les mamelouks près de Chebreiss le 13 juillet 1798 ; Bonaparte, impressionné, signalera au Directoire la conduite valeureuse de ces deux savants sous le feu de l’ennemi. Une fois Le Caire conquis (juillet 1798), Napoléon organise l’administration du pays conquis et nomme Monge membre de la commission provisoire chargée de gouverner la Basse-Égypte. Le 1er août 1798, après la destruction de la flotte française à Aboukir par l’amiral Nelson, Bonaparte décide de pérenniser l’effort scientifique en fondant l’Institut d’Égypte au Caire, calqué sur le modèle de l’Institut de France : Monge en est nommé président lors de la séance inaugurale du 23 août 1798. Sous son impulsion, cet Institut rassemble les savants de l’expédition pour inventorier les richesses naturelles, historiques et culturelles de l’Égypte (leurs travaux seront publiés plus tard dans la monumentale Description de l’Égypte). Monge lui-même ne ménage pas sa peine : il organise même, en octobre 1798, une session d’examens à l’intention des quelques élèves de Polytechnique qui avaient intégré l’expédition, faisant composer les jeunes gens devant un jury incluant Fourier et d’autres scientifiques – anecdote révélatrice de son souci de ne pas interrompre la formation même en pleine campagne.

Lorsque Le Caire se révolte en octobre 1798 contre l’occupation française, Monge fait preuve de sang-froid : barricadé avec les autres savants à l’Institut du Caire, il participe à la défense du bâtiment, arme au poing, et exhorte ses collègues à tenir jusqu’au retour de Bonaparte, qui finit par mater l’insurrection. Désireux de laisser une trace durable, Napoléon crée en décembre 1798 une École française du Caire pour enseigner sciences et techniques aux jeunes Égyptiens, projet auquel Monge collabore activement. En début 1799, Monge accompagne Bonaparte dans une exploration du site de l’ancien canal de Suez, puis il part avec l’armée en Syrie en février 1799, toujours en compagnie de Berthollet et des autres savants dont Napoléon aime à s’entourer. Le climat et la guerre éprouvent sa santé : lors du siège de Saint-Jean-d’Acre au printemps 1799, Monge contracte une grave dysenterie (sans doute la fièvre typhoïde) qui le laisse alité trois semaines ; Bonaparte vient régulièrement prendre de ses nouvelles dans sa tente-hôpital. À la retraite de Syrie en mai, Monge est encore convalescent, et il constate avec amertume que les soldats rendent les scientifiques responsables des malheurs de l’expédition : la troupe, décimée, voit ces civils érudits comme ceux qui auraient inspiré l’aventure d’Égypte, au point que certains croient qu’« Monge-et-Berthollet » ne forment qu’une seule personne tant leurs noms reviennent toujours ensemble dans les ordres de mission.

Lors de l’été 1799, l’expédition tourne court : apprenant que la situation politique est instable en France, Napoléon décide un retour précipité. Il organise en secret le départ de quelques navires vers l’Europe. Monge et Berthollet, mis dans la confidence à la mi-août 1799, parviennent difficilement à cacher leur joie de rentrer – leur changement d’attitude étant d’ailleurs remarqué par leurs compagnons. Ils quittent Le Caire le 17 août aux côtés de Bonaparte et embarquent à Alexandrie. Après une traversée hasardeuse (vents contraires et risques de croiser les croisières anglaises), ils débarquent finalement en France, à Saint-Raphaël, le 9 octobre 1799. Monge rentre à Paris le 16 octobre, après vingt mois d’absence, riche de l’expérience exaltante mais éprouvante de l’expédition d’Égypte, et plus que jamais lié par une profonde amitié à Bonaparte.

Sous le Consulat et l’Empire napoléonien

Le 9 novembre 1799 (18 Brumaire an VIII), Napoléon Bonaparte renverse le Directoire par un coup d’État et s’empare du pouvoir. Gaspard Monge, bien qu’intimement attaché aux principes républicains de 1789, choisit de soutenir son illustre ami dans cette nouvelle phase autoritaire du régime. Il fait partie du cercle des proches de Bonaparte qui l’encouragent et le conseillent, voyant en lui le garant des acquis de la Révolution et l’artisan de la grandeur de la France. Napoléon récompense la fidélité de Monge par de hautes dignités : dès 1799, il le nomme membre du Sénat conservateur(l’une des assemblées du Consulat). En 1803, Monge accompagne le Premier Consul dans un voyage d’inspection des ports du nord (notamment Anvers), au retour duquel il est élevé à la dignité de vice-président du Sénatet titré sénateur du département de la Dyle (siégeant à Bruxelles). Après le couronnement impérial de Napoléon en 1804, Monge continue d’être honoré : il est fait grand officier de la Légion d’honneur en 1803 et reçoit, en 1808, un titre nobiliaire de l’Empire en devenant comte de Péluse (Péluse rappelant une ville d’Égypte antique, en souvenir de la campagne d’Orient). Napoléon lui octroie par ailleurs une généreuse dotation financière, grâce à laquelle Monge achète en Bourgogne le château de Bierre en 1806. La même année, de mai 1806 à juillet 1807, il accède à la fonction prestigieuse de président du Sénat, présidant ainsi l’assemblée des sages de l’Empire.

Durant toutes ces années, Monge reste actif dans le domaine scientifique et éducatif. Il poursuit son enseignement à l’École polytechnique jusqu’en 1809, date à laquelle il quitte son poste de professeur – Polytechnique ayant alors été militarisée et réorganisée sous le contrôle direct de Napoléon, il est probable qu’à plus de 60 ans Monge ait estimé sa mission accomplie et laissé la place à la nouvelle génération. Il continue en revanche de siéger à l’Institut de France (créé en 1795 pour remplacer les anciennes académies) et prend part aux travaux de la Classe des sciences. Toujours dévoué à Napoléon, il n’hésite pas à appuyer en 1800 la candidature du Premier Consul pour qu’il soit élu membre de l’Institut (section des sciences mécaniques), en remplacement du géomètre Carnot passé à l’opposition ; Bonaparte est ainsi élu académicien grâce à Monge. En retour, l’Empereur le consulte parfois sur des projets techniques ou d’instruction publique. Monge reçoit également en 1813 la grande croix de l’ordre impérial de la Réunion, haute distinction de l’Empire, preuve supplémentaire de l’estime impériale.

Malgré son rang de dignitaire impérial, Monge conserve une simplicité et une droiture de caractère héritées de ses années révolutionnaires. Il continue de professer son attachement aux idées de progrès, de méritocratie et de patriotisme scientifique. Cette fidélité aux principes de 1789, combinée à son amitié indéfectible pour Napoléon, fera de lui une figure emblématique – et vulnérable – lors du brusque changement de régime qui s’annonce en 1814.

Dernières années sous la Restauration et mort

Après la chute de Napoléon en 1814 et le retour des Bourbons sur le trône, Gaspard Monge, héros de la Révolution et pilier de l’Empire, devient persona non grata aux yeux des nouveaux monarques. Son passé jacobin, son titre de comte accordé par l’Empereur et sa notoriété de savant républicain le rendent suspect aux ultras royalistes. Dès la première Restauration (1814) et plus encore après l’épisode des Cent-Jours (1815) où Napoléon tente brièvement de reprendre le pouvoir, Monge est mis à l’écart de toute fonction publique. En 1815, il refuse de prêter serment au nouveau roi Louis XVIII – acte de défiance qui entraîne sa radiation pure et simple des institutions officielles. Il est ainsi exclu de l’Institut de France (dont il était membre depuis la fondation) et perd son siège au Sénat, puisque cette assemblée est supprimée. Pire encore, une ordonnance royale du 13 avril 1816 dissout l’École polytechnique, l’œuvre chérie de Monge, jugée trop liée à l’esprit révolutionnaire ; l’école ne sera rétablie qu’un an plus tard sous le nom d’École royale polytechnique, profondément remaniée et placée sous étroite tutelle du pouvoir monarchique. On mesure l’amertume que dut ressentir Monge face à ce démantèlement de sa legacy scientifique par revanche politique.

Retiré de la vie publique, Gaspard Monge mène ses dernières années dans la discrétion. Déchu de ses titres et charges, il conserve toutefois le soutien affectueux de quelques amis fidèles – au premier rang desquels Berthollet, Laplace, Chaptal – qui continuent de le fréquenter malgré l’hostilité ambiante. Monge, qui a maintenant plus de 70 ans, voit sa santé décliner. Il est frappé de plusieurs attaques d’apoplexie (accidents vasculaires cérébraux) qui affaiblissent progressivement ses facultés. Il s’éteint finalement le 28 juillet 1818, à l’âge de 72 ans, dans son domicile du 3, rue de Bellechasse à Paris (actuel n° 31). Ses obsèques ont lieu le 30 juillet à l’église Saint-Thomas-d’Aquin, dans une relative simplicité : aucune cérémonie officielle n’est organisée par les autorités de la Restauration, silence révélateur de la disgrâce dans laquelle il était tombé. Néanmoins, ce jour-là, une foule nombreuse d’anciens collègues et élèves vient lui rendre hommage spontanément. On compte parmi l’assemblée des funérailles plusieurs grands noms de la science – Berthollet, Laplace, Chaptal – ainsi que de nombreux ingénieurs et anciens polytechniciens formés par Monge, tous venus saluer la mémoire de celui qui fut leur maître. Malgré l’interdiction implicite des autorités, les élèves de l’École polytechnique en uniforme se rendent même, le 2 août 1818, au cimetière du Père-Lachaise où Monge est inhumé, pour un dernier hommage collectif au chant du Départ. Ce témoignage de respect, bravache face au régime royal, illustre l’empreinte profonde laissée par Monge sur toute une génération.

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Deux siècles plus tard, la Révolution aura sa revanche posthume : le 12 décembre 1989, à l’occasion du bicentenaire de 1789, les cendres de Gaspard Monge sont solennellement transférées au Panthéon de Paris, temple laïque des grands hommes de la Nation. Désormais, le modeste fils de Beaune repose aux côtés des héros de la République, reconnaissable à son tombeau simple portant son nom et ses dates. Ce geste tardif de la France rend justice à l’immense contribution scientifique, éducative et patriotique de Monge.

Personnalité, valeurs et postérité

Gaspard Monge apparaît comme une figure exemplaire du savant citoyen des Lumières et de la Révolution. Sur le plan intellectuel, il était d’une curiosité encyclopédique : géomètre de premier rang, il voyait aussi loin que possible les applications pratiques des sciences. Toute sa vie, il considéra la technologie et l’industrie comme des moyens d’améliorer la condition humaine, ce en quoi il était un authentique héritier des philosophes humanistes. Inventeur de la géométrie descriptive, contributeur à la chimie pneumatique (il co-découvrit la composition de l’eau), pionnier de la métallurgie scientifique, pédagogue visionnaire – Monge a touché à tout avec succès, incarnant cet esprit polytechnicien avant l’heure qui allie théorie et pratique. En tant qu’enseignant, il a marqué ses élèves par la clarté de son exposé et sa passion communicative : nombre de ses étudiants (Dupin, Biot, Poncelet, etc.) deviendront à leur tour des scientifiques éminents, perpétuant son héritage dans le XIX^e siècle.

Sur le plan politique et moral, Monge fut guidé par des idéaux humanistes et républicains profonds. Issu d’un milieu modeste, il croyait fermement au mérite et à l’égalité des chances. Son engagement maçonnique n’était que le reflet de son adhésion aux valeurs de fraternité, de tolérance et de progrès portées par la franc-maçonnerie du XVIII^e siècle. Durant la Révolution, il se montra patriote ardent, prêt à mettre en jeu sa carrière et sa liberté pour défendre la jeune République menacée. Son intégrité et son désintéressement furent soulignés par ses contemporains : ainsi, ministre, il renonça à nombre de privilèges et, examinateur, il refusa tout piston au bénéfice de la stricte équité. Son attachement sans faille à Napoléon Bonaparte, qu’il considérait comme le continuateur de l’œuvre révolutionnaire, témoigne de sa loyauté en amitié autant que de son espoir de voir la France porter au dehors les principes de 1789. Ce choix de soutenir l’Empire, bien que Napoléon se fût fait empereur, lui valut d’être mis au ban par les royalistes par la suite ; mais on peut y voir la cohérence de quelqu’un qui, toute sa vie, aura voulu avant tout la grandeur et l’indépendance de la Nation française, quitte à transiger avec la forme du régime.

La postérité de Gaspard Monge est immense, tant dans les sciences que dans les institutions qu’il a contribué à fonder. L’École polytechnique, dont il fut le père spirituel, lui doit ses principes d’origine : excellence scientifique, recrutement fondé sur le talent et utilité publique des savoirs. Aujourd’hui encore, la prestigieuse école honore sa mémoire, et ses élèves – surnommés les X – passent chaque année devant sa statue. La géométrie descriptive qu’il a théorisée reste un pilier de la formation des ingénieurs et la base de la conception technique moderne. En mathématiques pures, son nom demeure associé à l’équation de Monge-Ampère et à d’autres concepts, tandis qu’en physique et chimie, ses travaux précurseurs (sur l’oxygène et l’hydrogène, la liquéfaction des gaz, la sidérurgie…) annonçaient de futures avancées. Au-delà, Monge laisse l’image d’un savant engagé, convaincu que le savoir devait être diffusé largement. « Orienter la jeunesse vers le savoir scientifique »y compris la jeunesse modeste, était son credo durant la Révolution. Cette vision méritocratique et humaniste de l’éducation fait écho, deux siècles plus tard, à des valeurs toujours recherchées.

Enfin, de nombreux honneurs toponymiques rappellent son souvenir : le nom de Monge a été donné à des rues (à Paris, Dijon, etc.), à des établissements scolaires, ainsi qu’à un cratère lunaire, signe que sa renommée a dépassé les frontières terrestres. Entré au Panthéon, il figure officiellement parmi les grands personnages de l’Histoire de France. Pourtant, c’est peut-être dans la mémoire collective des scientifiques et des ingénieurs que l’héritage de Gaspard Monge est le plus vivant. On se souvient de lui comme d’un esprit universel et généreux, qui sut mettre son génie mathématique et son ardeur de bâtisseur au service du bien commun dans une période de transformation radicale. Ses contemporains voyaient en lui un homme « de la Révolution », animé par la foi en la raison, en la liberté et en le progrès. C’est à ce titre que Gaspard Monge, deux siècles après sa mort, continue d’inspirer respect et admiration.

Sources principales : Biographie Napoléon & Empire : ; Article Gaspard Monge sur Wikipédia;

Dossier historique du Centre Beaunois d’Études Historiques; Archives de la Convention nationale (décret du 19 mars 1793).

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