J’ai été initié à la franc-maçonnerie en avril 1996. J’avais alors 30 ans. C’était à Chalon-sur-Saône, dans une loge de la Grande Loge Nationale Française (GLNF). J’étais, à l’époque, le plus jeune maçon du temple. L’émotion de cette première cérémonie est restée vive. Il y avait dans l’air un mélange de solennité, d’amitié voilée, d’intuition d’un passage. J’avais franchi un seuil. J’étais devenu "frère".

Mais quatorze ans plus tard, en 2010, j’ai quitté la GLNF. Non par désillusion brutale, mais par érosion progressive du sens. Les réunions étaient devenues ennuyeuses. Les cérémonies s’étaient vidées de leur rigueur. Les discours, souvent creux, enflés de symbolisme mystique et d’ésotérisme de comptoir, me laissaient sceptique. Je n’y retrouvais plus ni lumière, ni exigence. Le mystère y devenait un alibi, non un chemin. Et moi, entre-temps, j’avais perdu la foi — ou plutôt, je l’avais vue se dissoudre dans l’acide lucide de la philosophie.

Or la croyance en Dieu est obligatoire à la GLNF. Cela crée une tension. La philosophie, par essence, dérange les dogmes. Elle rend les esprits moins malléables. Elle résiste à l’initiation quand celle-ci devient rite vide. Il est difficile d’être philosophe dans un monde d’allégeance silencieuse.

🌒 Une mystique de la reconnaissance

La franc-maçonnerie reste, fondamentalement, une pensée magique. Elle propose une théologie de la mort : on n’y meurt pas, on passe à "l’Orient éternel". Le tablier devient l’ultime habit. C’est poétique, oui. Mais c’est aussi une doctrine du Salut — terrestre, codifiée, théâtralisée. Elle rassure plus qu’elle n’éclaire.

Et pourtant… j’y ai rencontré des hommes admirables. Des justes. Des sincères. Des discrets. Des maçons authentiques, qui ne cherchaient ni grade ni gloire, mais simplement à partager une parole, un silence, un regard fraternel. Ceux-là, je les appelle encore "amis". Ils sont rares. Ils ne brillent pas dans les banquets ni dans les promotions. Ils sont le cœur battant de l’Ordre, bien qu’on les oublie souvent.

Mais ils cohabitent avec une autre faune : celle des carriéristes, des vaniteux, des “Officiers Provinciaux” qui arborent leur tablier comme d’autres exhibent une rosette ou un titre. Je me souviens d’un homme, sexagénaire, haut placé en ville, qui déroula avec une lenteur cérémoniale son tablier tout neuf, fraîchement reçu, comme un enfant montrerait son déguisement de shérif. Ce mélange de candeur et de vanité m’attendrit, mais il m’inquiéta aussi. Car beaucoup de frères viennent chercher en loge ce que la vie réelle leur a refusé : une reconnaissance.

🧱 Un temple sans femmes : un mythe viril et blessé

La franc-maçonnerie dite "régulière" exclut les femmes. Non sans malaise, mais avec persistance. Car il y a, dans la structure même de cette institution, une tentative archaïque de remplacer symboliquement la maternité. L’initiation, cette "nouvelle naissance", se veut une matrice sans utérus. Une lumière sans matrice féminine.

J’ai souvent pensé que l’homme, dans son inconscient le plus profond, jalouse la femme. C’est elle qui porte, qui enfante, qui donne la vie. Et nous, les hommes, nous avons inventé des temples, des rites, des mystères, des grades — pour nous donner, à nous-mêmes, une raison de naître autrement.

Il y a dans les loges une forme de féminité intériorisée, une sensibilité qu’on n’ose nommer. Les maçons les plus sincères sont souvent les plus tendres. Mais c’est aussi ce refoulé féminin qui explique, paradoxalement, leur crainte du féminin réel. La femme y est l’absente fondatrice.

🤝 Une fraternité en crise

La franc-maçonnerie est aujourd’hui en crise. Elle ne meurt pas, mais elle vacille.
Les luttes intestines entre obédiences tournent au ridicule. Le Grand Orient de France et la GLNF se disputent à coups de statistiques pour savoir qui a le plus de membres. La sagesse laisse place au concours d’ego. Le ridicule affleure. Comme le disait Maupassant dans Mon Oncle Sosthène, les francs-maçons se reconnaissent parfois comme des chiens flairant leurs semblables, avec ces petits signes absurdes et ces airs entendus : "Nous en sommes, hein !"

Les scandales n’aident pas. La GLNF a connu ses affaires. Des vidéos montrant des grands maîtres faire des courbettes à des dictateurs africains ont entamé la crédibilité morale de l’institution. La lumière s’est affadie.

Et pourtant, l’esprit initiatique n’est pas mort.
Des loges nouvelles émergent. Hors des obédiences institutionnelles. Elles veulent revenir à l’essentiel : la quête intérieurele débat d’idéesle travail sur soi. Ce sont peut-être ces petites flammes qui raviveront l’incendie sacré.

🏛️ Réinventer le projet maçonnique

Il est temps de désacraliser la forme pour sauver le fond.
Les loges pourraient devenir des clubs citoyens, ouverts à toutes et tous. On y débattrait de la société, de la République, de l’éthique, de la science, de la culture. On y inviterait des enseignants, des artistes, des philosophes. On y apprendrait à penser. À écouter. À contredire. À construire.

L’ésotérisme, les dogmes, les métaphores usées doivent céder la place à la raison, la pédagogie, la beauté du dialogue. On ne doit plus jurer sur le Grand Architecte de l’Univers, mais sur la volonté de bâtir ensemble une cité juste et lucide.

Ce serait le Forum retrouvé — là où la République est née. Là où elle pourrait renaître.

🔨 Être maçon, encore et toujours

Être maçon, ce n’est pas appartenir à une obédience. C’est une manière d’être au monde.
C’est dessiner un planposer des fondationsériger un édifice. Parfois modeste, parfois ambitieux. Mais toujours solide. Toujours pensé.

Les obédiences passeront. Les tabliers se faneront. Mais l’idéal du bâtisseur, lui, survivra.

Et peut-être qu’un jour, autour d’une table, dans un cercle d’amis, dans une salle municipale ou une bibliothèque, le fil sera repris. Un fil d’or tissé entre la quête de soi, la fraternité, et la volonté de comprendre le monde. Et ce jour-là, nous n’aurons plus besoin de secrets.

Seulement d’un peu de lumière.