La Réunion, autrefois appelée Île Bourbon, a connu aux XVIIe et XVIIIe siècles un épisode marquant de son histoire : le marronnage, c’est-à-dire la fuite d’esclaves hors des plantations pour vivre libres dans les régions inaccessibles de l’île. Ce phénomène universel dans les sociétés esclavagistes a pris à La Réunion une ampleur et des caractéristiques spécifiques. L’histoire des “Marrons” réunionnais – nom donné aux esclaves en fuite – est celle de véritables communautés autonomes établies au cœur des montagnes, d’une résistance acharnée à l’ordre colonial, mais aussi d’une mémoire longtemps occultée et aujourd’hui réinvestie dans l’identité de l’île.

Naissance d’une société libre dans les Hauts

Dès les débuts de la colonisation de l’île au XVIIe siècle, les premières fuites d’esclaves sont signalées. Un petit groupe de dix Malgaches, amenés en 1663 pour aider à la colonisation, s’enfuit dans l’intérieur sauvage de Bourbon. Le mot “marron” vient de l’espagnol cimarrón, lui-même dérivé de cimarra, qui désignait un bosquet touffu ou un endroit retiré où s’échappait led animaux domestiqués. Ce terme a été appliqué par analogie aux esclaves fuyards qui quittaient l’ordre établi pour se fondre dans la nature, dans une volonté manifeste de rupture. À La Réunion, ces fugitifs sont peu nombreux jusqu’au début du XVIIIe siècle : la peur des représailles et les difficultés naturelles freinent les premières rébellions. Mais à partir des années 1720-1730, le marronnage devient un phénomène massif. Plusieurs centaines d’esclaves – jusqu’à 5 % de la population servile – choisissent de braver les risques pour tenter de vivre libres dans les Hauts.

Une large majorité de ces marrons sont d’origine malgache. Arrachés à leurs terres, beaucoup appartenaient à des familles nobles ou instruites, issues de royaumes structurés comme ceux des Sakalava ou des Merina. Ce n’est pas tant la brutalité du travail qui pousse certains à fuir que l’humiliation d’un statut d’esclave contraire à leur dignité. Ils fuient par fierté, portés par une conscience claire de leur liberté perdue. Ils refusent leur asservissement non pas par instinct, mais par conviction, et retrouvent dans les montagnes une verticalité symbolique : quitter les “Bas” pour reconquérir une souveraineté perdue.

Profitant du relief escarpé – cirques, forêts denses, falaises – les Marrons transforment l’intérieur de l’île en territoire clandestin. Les cirques de Mafate, de Salazie ou du Dimitile deviennent des refuges naturels. Des campements isolés évoluent en villages organisés. Vivant en quasi-autarcie, les Marrons cultivent maïs, manioc, chassent le cabri sauvage, pêchent dans les ravines, utilisent des plantes médicinales. Des razzias sont parfois menées vers les plantations pour s’approvisionner en outils ou vivres, dans des actions qui relèvent autant de la survie que de la reconquête symbolique.

Surtout, les Marrons ne se contentent pas de survivre. Ils recréent une société structurée. Inspirés par leurs cultures d’origine, ils mettent en place de petites royautés. Des chefs sont désignés : rois, conseillers, capitaines. Cette organisation politique reflète les modèles malgaches. On assiste à la naissance de véritables royaumes de l’intérieur, autonomes et opposés à l’ordre colonial des côtes.

Certaines figures sont devenues légendaires. Le roi Phaonce règne sur les hauteurs de l’Ouest. Dimitile, chef insaisissable, donne son nom à un massif. Anchaing et Héva, amoureux en fuite, inspirent la toponymie de Salazie. Mafate, sorcier redouté dont le nom vient du malgache mahafaty (“celui qui tue”), se réfugie dans le cirque qui porte son nom. Cimendef, du malgache tsi mandevi (“non esclave”), devient le symbole d’un nom choisi librement. Ces toponymes ne sont pas des légendes sans ancrage : ils s’appuient sur des faits avérés, recoupés par des traditions orales et des archives.

Autre preuve de l’organisation stratégique des marrons : on a retrouvé dans les Hauts des traces d’un embarcadère de bois dissimulé, avec des pirogues capables d’accueillir une quinzaine de personnes (mesurant entre 7 et 9 mètres de long), construites selon des techniques maritimes malgaches. Cela indique clairement que certains Marrons envisageaient non seulement la survie, mais le retour à Madagascar, leur terre natale. Ce projet d’évasion transocéanique atteste d’un niveau d’organisation bien supérieur à une simple fuite : c’est un acte politique de reconquête.

Chasse et répression

La colonie ne pouvait tolérer ce contre-pouvoir. Des milices sont créées pour traquer les Marrons. Des “petits blancs” des Hauts, souvent pauvres, sont attirés par les primes et se spécialisent dans cette chasse. Mussard, Dugain ou Bronchard deviennent tristement célèbres. Les affrontements sont brutaux : les Marrons, experts du terrain, dissimulent leurs camps, utilisent des guetteurs, font rouler des rochers dans les ravines pour bloquer leurs poursuivants. Certains combats durent des jours. Les représailles sont féroces.

Mais la répression ne suffit pas. Jusqu’en 1848, des poches de marronnage subsistent. Lors de l’abolition proclamée par Sarda Garriga, des envoyés marrons descendent des montagnes. Pour beaucoup, c’est la première sortie à découvert. Après près de deux siècles de lutte, ces hommes et femmes entrent dans l’histoire librement.

Mémoire et oubli

Longtemps, l’histoire officielle a marginalisé les Marrons. Ils sont présentés comme des voleurs ou des fuyards. Les récits sont écrits par les chasseurs ou les colons. Mais la mémoire populaire, elle, résiste. En 1844, Eugène Dayot publie Bourbon pittoresque, mettant en scène Anchaing, Mafate ou Pitre. La même année, Louis Timagène Houat, auteur métis, publie Les Marrons, un roman politique et sensible. Ces œuvres marquent un tournant.

Ce n’est que dans les années 1970 que les historiens réunionnais comme Prosper Ève ou Sudel Fuma réhabilitent le marronnage comme un phénomène structuré. Ils montrent que les Marrons ont bâti une alternative : une société libre dans les hauteurs. Les fouilles archéologiques, les analyses linguistiques, les traditions orales viennent appuyer ce récit.

Aujourd’hui, des lieux, des musées, des toponymes et des commémorations – comme le 20 Décembre, Fèt Kaf – rendent justice à cette mémoire. Les Marrons sont redevenus des figures de liberté.

Une empreinte malgache profonde

Les Marrons ont laissé une trace anthropologique durable. Leurs pratiques agricoles, leurs langues, leur organisation sociale portaient l’empreinte de Madagascar. Le toponyme Grand Bénare vient de Be nara, “là où il fait froid”. Cimendef signifie “non esclave”. Mafate peut évoquer la mort ou une odeur soufrée. Les “créoles des bois”, enfants nés libres dans les camps, ont développé une langue imprégnée de malgache et d’africain. Le vocabulaire du créole réunionnais en témoigne.

Le mot marron, kaf, ou des expressions comme zanatan, fanjan, ou babafigue viennent de ces origines. La culture marronne mêle croyances animistes, soins par les plantes, et spiritualité malgache. Les chefs comme Mafate sont dits “sorciers”, sans doute guérisseurs. L’oralité a conservé ces savoirs de façon fragmentée, mais vivante.

Héritage vivant

Mafate, aujourd’hui encore isolé, est un symbole du marronnage. Les sentiers empruntés sont ceux des fuites anciennes. Les guides racontent les affrontements et les embuscades. Le tourisme de mémoire rejoint le tourisme vert.

Le maloya, musique née dans les camps d’esclaves est aujourd’hui patrimoine mondial. Les marrons dans les hauts ne pouvaient pas se permettre de faire trop de bruit afin de ne pas être repéré par les chasseurs de noirs. Il est donc né dans les plantations vraisemblablement mais il a dû être perpetué dans les hauts avec plus de discrétion. Il est resté la mémoire de la captivité.

Ses rythmes, ses paroles, ses instruments (roulèr, kayamb, bobre) racontent les souffrances et la résistance. Le maloya, autrefois interdit, est devenu une voix de l’âme marronne.

La littérature, les arts, les festivals, les écoles se réapproprient cette histoire. L’esprit marron devient une attitude : ruse, autonomie, dignité. Chaque mot, chaque nom, chaque chant en est le témoin.

Le marronnage moderne : quitter la servitude douce

Aujourd’hui, je cherche à developper un concept péi qui est le suivant : le marronnage peut revêtir une forme nouvelle. Il ne s’agit plus de fuir physiquement, mais de se libérer d’une autre forme de chaîne : la servitude volontaire. Le confort relatif, les aides sociales détournées de leur sens, l’alcool, le sucre, le zamal, l’oisiveté, les écrans, la résignation : autant de prisons douces mais réelles.

Le marronnage moderne, c’est refuser cela. Monter dans les Hauts, symboliquement, c’est s’élever par la culture, l’éducation, l’effort. L’école est gratuite. Le savoir est là. Devenir chef de service au CHU, ingénieur, cadre, haut fonctionnaire, ce n’est pas réservé aux autres. Ce n’est pas une question de race ni d’origine : c’est une question de volonté.

Il ne s’agit pas de rejeter les métropolitains, mais de comprendre que l’excellence est possible ici. Que chacun peut devenir un papangue, grand oiseau libre, à condition d’apprendre à voler. Sans se brûler comme Icare, certes. Mais en quittant la torpeur du bas. Le marronnage moderne est une ascension intérieure.

C’est un choix éthique, une reconquête de soi, une fidélité aux ancêtres. Refuser la dépendance, choisir la dignité. Quitter la sédentarité de l’âme. Ce n’est plus dans les bois qu’on fuit, mais dans les livres, dans l’effort, dans l’engagement. L’île de La Réunion a besoin de ces nouveaux marrons : bâtisseurs de royaumes intérieurs, semeurs d’altitude, citoyens lucides.

Bibliographie sélective

Prosper Ève – Les esclaves de Bourbon, la mer et la montagne (Éd. Karthala, 2003). Un ouvrage historique de référence qui retrace la vie des esclaves à La Réunion et consacre des chapitres au marronnage dans les “montagnes” de l’île.

Sudel Fuma – L’esclavagisme à La Réunion, 1794–1848 (L’Harmattan, 1992). Étude par un historien réunionnais majeur, abordant entre autres la résistance des marrons et la période menant à l’abolition.

Bruno Maillard – “Les marrons ont été ‘déconscientisés’”, entretien dans Afrique XXI(2021). Un éclairage récent sur la façon dont le marronnage a été longtemps sous-estimé par l’historiographie et sur la revalorisation actuelle du sujet.

Charlotte Rabesahala – Maronages dans l’océan Indien : des Bemihimpa de Madagascar aux grands chefs marons de Bourbon (Revue Tsingy, 2018). Recherche anthropologique et linguistique comparant les communautés marronnes de La Réunion avec des groupes marrons malgaches, mettant en évidence l’héritage malgache (onomastique, organisation sociale).

Eugène Dayot – Bourbon pittoresque (roman-feuilleton publié en 1844). Œuvre littéraire ancienne, mêlant faits historiques et légendes sur le marronnage à Bourbon ; importante pour comprendre l’imaginaire popularisé des « rois marrons ».

Louis Timagène Houat – Les Marrons (roman, 1844 ; rééd. Azalées Éditions, 1998). Considéré comme le premier roman réunionnais, écrit par un auteur métis, il dépeint la condition servile et la révolte marronne avec une sensibilité précurseur.

Portail Esclavage Réunion – Le marronnage à Bourbon/La Réunion (dossier en ligne, 2020). Synthèse pédagogique comprenant des articles sur l’archéologie du marronnage, le rôle des femmes marronnes, la toponymie malgache, etc., réalisée sous la direction de chercheurs du CRÉSOL (Université de La Réunion).

Habiter La Réunion – “Histoire des marrons à La Réunion et du cirque de Mafate”(article web, 2021). Article de vulgarisation illustré, écrit avec l’appui de guides locaux, décrivant de manière vivante l’histoire du marronnage et ses traces dans le Mafate actuel.