Depuis la découverte des manuscrits de la mer Morte il y a environ 80 ans, les chercheurs s’appuient sur ce trésor inestimable de textes hébreux et araméens pour mieux comprendre la vie des communautés juives d’il y a plus de 2000 ans. Ensemble, ces milliers de fragments de parchemins et de peaux d’animaux contiennent à la fois certains des plus anciens livres connus de la Bible hébraïque et des lois régissant ces communautés pendant des siècles de bouleversements.

Mais malgré leur richesse documentaire, la plupart de ces fragments – parfois réduits à quelques lignes sur un morceau fragile de la taille d’un ongle, miraculeusement conservé dans les grottes désertiques de l’actuelle Cisjordanie – manquent d’un élément essentiel : des repères chronologiques fiables, comme la mention d’un règne royal précis. Faute de mieux, les chercheurs se sont appuyés pendant des décennies sur l’étude paléographique (le style d’écriture manuscrite) et sur la datation par le carbone 14.

Aujourd’hui, une nouvelle méthode vient bouleverser ce paysage : des scientifiques ont utilisé l’intelligence artificielle (IA) pour proposer un système de datation inédit, suggérant que certains manuscrits pourraient être plus anciens d’un siècle par rapport aux estimations précédentes.

Cette innovation, publiée dans PLOS ONE, repose sur l’apprentissage automatique (machine learning), une méthode algorithmique qui apprend aux ordinateurs à « lire » les manuscrits de la mer Morte. Le modèle croise deux types de données : les dates obtenues par radiocarbone sur une sélection de rouleaux et les données géométriques des mots et lettres présentes sur les fragments. Environ 80 % du temps, le modèle IA – baptisé Énoch, en hommage au prophète hébreu considéré comme un savant des premiers temps – produit des estimations d’âge cohérentes avec celles des paléographes humains.

Mais que penser des 20 % restants ?

Dans un cinquième des cas, Énoch propose des dates plus anciennes, ce qui pourrait inciter les spécialistes à revoir leurs hypothèses sur la circulation des idées et la diffusion de l’écriture dans le Proche-Orient ancien. Toutefois, l’IA ne va pas remplacer les experts humains de sitôt, souligne Mladen Popović, directeur de l’Institut Qumrân à l’Université de Groningue et auteur principal de l’étude :

« L’IA a besoin des humains, notamment pour son développement. C’est un outil, au même titre que le microscope l’est pour un biologiste. »

L’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’analyse des textes anciens n’est pas nouvelle. En 2021, Popović et son équipe avaient déjà démontré, grâce à une analyse IA, que le Grand Rouleau d’Isaïe – l’un des plus longs et des mieux conservés des manuscrits – avait été rédigé par deux scribes distincts, et non par un seul. Plus récemment, d’autres chercheurs ont réussi à « dérouler » numériquement des manuscrits carbonisés de la ville romaine d’Herculanum, révélant des poèmes latins vieux de 2000 ans.

Une datation à recadrer

Popović et ses collègues ont voulu pousser plus loin en appliquant l’IA à la datation même des manuscrits. Leur espoir : que ces nouvelles datations, calibrées par algorithmes, offrent un éclairage plus précis sur leurs auteurs – des communautés installées autour de Jérusalem entre le IVe siècle avant notre ère et le IIe siècle de notre ère, une époque marquée par de profonds bouleversements.
En 332 av. J.-C., Alexandre le Grand conquiert la région et y impose la domination païenne. Moins de deux siècles plus tard, en 160 av. J.-C., une révolte juive éclate contre les successeurs grecs d’Alexandre, connue sous le nom d’insurrection des Maccabées. Puis, en 70 ap. J.-C., les Romains assiègent Jérusalem et détruisent une seconde fois le temple juif.

« Comme aucun manuscrit n’est véritablement daté, nous devons combler les lacunes », explique Drew Longacre, chercheur à la Duke Divinity School (non impliqué dans l’étude). « Nous créons ainsi une sorte de récit global – une méta-narration – sur l’évolution des écritures. »

Selon les analyses paléographiques classiques, différents styles d’écriture des fragments correspondent à des périodes distinctes. Ainsi, l’écriture dite « hasmonéenne » (du nom de la dynastie juive des Hasmonéens) utilisée sur certains textes araméens, était supposée s’étendre de 100 av. J.-C. au Ier siècle ap. J.-C. L’écriture hébraïque dite « hérodienne », elle, aurait été standardisée sous le règne d’Hérode le Grand, au moment de la naissance du Christ.

Mais Énoch voit les choses autrement

Selon l’IA, la transition entre les écritures hasmonéenne et hérodienne est moins nette qu’on ne le pensait : certaines écritures « hérodiennes » précèderaient de 50 ans l’existence même du roi Hérode.

En revanche, Énoch confirme parfois les hypothèses traditionnelles, notamment pour le manuscrit 4Q114, contenant trois chapitres du Livre de Daniel. Les paléographes l’avaient daté aux environs de 165 av. J.-C., car il évoque des événements liés à la révolte des Maccabées, comme la profanation du temple. L’IA propose une fourchette comprise entre 230 et 160 av. J.-C., en plein accord avec les estimations humaines.

Pour Christopher Rollston, professeur à l’université George Washington et spécialiste des langues sémitiques du Nord-Ouest, ces résultats ne sont pas une surprise :

« Au départ, l’étude semblait critiquer la paléographie comme une science trop subjective. Mais je rappelle souvent que ce que je fais avec les écritures, d’autres le font avec les poteries. »

Des chercheurs extérieurs à l’étude rappellent toutefois que, qu’elle soit faite par des humains ou des algorithmes, l’analyse paléographique ne permet jamais une datation ultra-précise, surtout en l’absence de données bien référencées. Longacre souligne que la paléographie n’est pas adaptée aux datations fines, et Rollston insiste : les outils IA comme Énoch sont prometteurs, mais ne doivent jamais être utilisés seuls pour interpréter un manuscrit.

« L’écriture manuscrite, avec toutes ses variations et ses bizarreries, reste fondamentalement une affaire profondément humaine. »

source : https://www.science.org/content/article/some-dead-sea-scrolls-are-older-researchers-thought-ai-analysis-suggests?utm_source=sfmc&utm_medium=email&utm_content=alert&utm_campaign=DailyLatestNews&et_rid=100180061&et_cid=5634332

Traduction de l'article de KRISTIN ROMEY