Il est des parcours que seule la foi en une intuition rend possibles. Bertrand Cristau est de ceux-là. Bourguignon d’origine, chinois de cœur, vigneron par passion tardive, il s’est lancé dans une aventure improbable : faire naître des grands vins sur les hauts plateaux du Yunnan, dans la région mythique de Shangri-La, à plus de 2 000 mètres d’altitude. Là, dans un écrin vertigineux entre vallée du Mékong et contreforts tibétains, il a repris le domaine XiaoLing, qui produit aujourd’hui certains des crus les plus prometteurs de Chine. Une histoire d’héritage, de terroir, et de réinvention.
Un détour par la Chine, un retour aux racines
Bertrand Cristau n’avait rien d’un vigneron au départ. Issu d’une famille de Beaune liée à la célèbre maison Bouchard, il était installé en Chine depuis les années 1980 pour d’autres affaires. Mais c’est à la faveur d’un concours de circonstances, en 2012, qu’il se penche pour la première fois sérieusement sur le vin. Un oncle lui demande alors de l’aider à écouler un stock important de bouteilles de Bourgogne. L’initiative le conduit à reconsidérer le potentiel viticole chinois. Une autre découverte va précipiter son engagement : la lecture des lettres de missionnaires français du XIXe siècle évoquant la plantation de vignes dans les hauteurs du Yunnan.
Intrigué, il part à la recherche de ce « Shangri-La » viticole, et finit par tomber sur le village de Cizhong, dans la haute vallée du Mékong. Là, une église catholique au style sino-gothique témoigne de la présence passée des prêtres des Missions étrangères de Paris, qui, dès les années 1860, avaient introduit la vigne pour produire du vin de messe. Ce territoire isolé, encore habité par des communautés catholiques tibétaines et Naxi, possède une tradition viticole oubliée. Pour Bertrand Cristau, la révélation est immédiate : il fera du vin ici, dans les pas des missionnaires.
XiaoLing, les pics dans les nuages
Le nom du domaine est une promesse en soi : XiaoLing, littéralement « les pics dans les nuages », évoque à la fois la géographie vertigineuse du lieu et la part de rêve qui accompagne le projet. Fondé en 2014 par l'association "les Sentiers du Ciel" avec Alexis de Guillebon, un jeune entrepreneur œuvrant au domaine. XiaoLing est à la fois un défi technique, une entreprise sociale et une œuvre de transmission. La première cuvée, issue de seulement 3 hectares, ne donne que 3 000 bouteilles. Mais l’intention est claire : qualité extrême, travail artisanal, respect du terroir et engagement communautaire.
Le domaine s’entoure vite des meilleurs. L’œnologue suisse Yves Roduit vinifie les premières récoltes. Un jeune œnologue chinois formé à Dijon, Mu Chao, prend ensuite la relève, bientôt rejoint par le célèbre Sylvain Pitiot, ancien directeur du Clos de Tart. Avant de passer le relais à l'excellentissime Feng Jian, élu il y a trois ans meilleur jeune oenologue de Chine. L’idée n’est pas d’importer un modèle français, mais d’enraciner un savoir-faire adapté au lieu. Car tout, ici, est singulier : l’altitude, le climat, la topographie, les cépages, les gens.
Un vignoble suspendu entre ciel et terre
Le terroir de Shangri-La est aussi unique que spectaculaire. Les vignes poussent entre 2 000 et 2 800 mètres d’altitude, sur des pentes escarpées dominant le fleuve Mékong. Le climat, sous influence de la mousson et tempéré par la hauteur, offre des conditions idéales : étés modérés, nuits fraîches, automnes secs. La vigne ne gèle pas en hiver, contrairement aux grandes régions du nord de la Chine. Surtout, la diversité des microclimats permet une lecture fine des sols et des expositions.
Cristau et son équipe travaillent en étroite collaboration avec 23 familles locales, réparties sur une dizaine de villages. Les vendanges sont manuelles, l’agroforesterie omniprésente, les rendements très faibles. Le vin, lui, naît d’un double geste : fermentations en jarres de terre cuite à la mode ancienne, élevage en barriques bourguignonnes de chêne neuf. Le tout dans un chai perché à 2 000 mètres d’altitude, où se mêlent tradition monastique et exigence contemporaine.
Des vins entre Bordeaux et Bourgogne, au cœur du Tibet
Le cabernet-sauvignon domine largement le vignoble, parfois associé à du merlot ou du carménère. Le rouge emblématique de la maison, le XiaoLing Cizhong Grand Vin, assemble les jus de plusieurs villages dans un esprit bourguignon de vinifications parcellaires. Il étonne par sa fraîcheur, sa trame élégante, ses tanins soyeux, au point de rivaliser avec de bons pinots noirs. En 2022, le millésime 2019 est classé 4e meilleur vin de Chine par James Suckling.
Mais la surprise vient aussi du blanc : un chardonnay planté à près de 2 800 mètres d’altitude a donné naissance à un vin racé, cristallin, que le critique américain a élu « meilleur vin chinois de l’année » en 2023. Une récompense qui a propulsé XiaoLing dans le cercle très restreint des domaines à suivre dans le monde.
À ces cuvées s’ajoute une série de crus parcellaires — les Terroir Series — qui reflètent la mosaïque de sols et de climats de la région. Hong Po, Jiunongding, Tsekou : chaque lieu-dit exprime une facette différente du cabernet d’altitude. Le domaine produit aussi un rosé confidentiel à partir du Baco noir, cépage introduit par les missionnaires, et prépare une cuvée effervescente pour les années à venir.
Une aventure humaine et spirituelle
Mais ce qui frappe le plus chez Bertrand Cristau, au-delà de l’exploit technique, c’est l’âme du projet. Il ne s’agit pas seulement de vin, mais de transmission. Il parle des villageois comme de ses partenaires, des montagnes comme de sa maison. À plus de 60 ans, il se sent autant Bourguignon que Yunnanais. Marié à une Chinoise, parlant parfaitement la langue, il cultive autant les raisins que les liens humains. Le projet viticole est aussi un projet de développement rural : formation des jeunes, valorisation du patrimoine, accompagnement social, restauration de traditions oubliées.
Son domaine reste modeste — 12 000 bouteilles par an — mais rayonne par sa sincérité. Le vin ici est à la fois ancrage et élévation. Il naît dans un sol escarpé, sous le regard des sommets, au rythme des vendanges communautaires. À chaque millésime, c’est une part de l’âme de Shangri-La qui s’exprime, dans ce que Bertrand Cristau appelle avec humilité « une offrande à la montagne ».
Et maintenant ?
L’histoire de XiaoLing ne fait que commencer. De nouveaux cépages seront bientôt testés : syrah sur les versants chauds, albariño dans les zones plus fraîches. Le domaine projette de bâtir un chai plus grand et un caveau de dégustation pour accueillir les amateurs du monde entier. D’autres villages seront intégrés dans le périmètre viticole. Les idées ne manquent pas, ni la passion.
Bertrand Cristau dit souvent que le destin l’a mené là. Mais ce destin aurait été muet sans sa capacité d’écoute, de patience et d’engagement. En dix ans, il a prouvé que les rêves les plus fous pouvaient se transformer en terroirs d’exception. En reliant la Bourgogne au Tibet, la tradition à l’innovation, la solitude du vigneron à la ferveur des communautés, il a inventé un vin qui n’existait pas encore. Un vin des nuages. Un vin de l’âme.
Didier Buffet