Par Didier Buffet

Je voulais écrire cet article car je sais que beaucoup de réunionnais connaissent cette chanson, sans forcément connaître son histoire et sans comprendre forcément toutes les paroles.

Dans l’écho des vagues et des volcans réunionnais, une voix s’élève, celle d’Axel Gauvin, portée par le souffle du groupe Ziskakan. « Mon péi bato fou / Ousa banna i ral anou », chante-t-il, et ces mots, nés dans les années 1980, vibrent encore comme un poème de révolte douce, une méditation sur l’aliénation d’une île traînée loin de son âme. « Bato Fou » n’est pas une simple chanson : c’est une résistance par la langue, un cri lucide contre l’assimilation forcée, un appel à reconnaître La Réunion dans sa vérité plurielle.

L’image qui ouvre le texte est d’une audace presque irréelle : « La sèl vin zargano malèr / Episa vin kosto romorkèr / La komans / Trinn anou ziska la frans ». Vingt remorqueurs arrachent l’île à son océan pour la tirer vers la France, une métaphore absurde qui reflète une violence bien réelle. Dans les années 1970-1980, certains élus réunionnais, dans un geste de « rapprochement » symbolique, proposent de placer leur île près de la Corse sur les cartes scolaires. Ce n’est pas une simple anecdote cartographique : c’est l’écho d’une assimilation qui, sous couvert d’unité, menace d’effacer l’identité créole. Gauvin, avec une ironie acérée, fait de ce « bato fou » le symbole d’une île privée de son gouvernail, entraînée vers un horizon qui ne lui appartient pas.

Mais cette assimilation n’est pas seulement réunionnaise : elle s’inscrit dans une histoire française plus large, celle d’une nation forgée à coups de guerres et de violences linguistiques. Pour que la France devienne « une et indivisible », il a fallu étouffer les langues régionales – breton, occitan, corse, créole – au nom d’un français unique, imposé comme ciment républicain. Certains y verront une perte irréparable, un « grand lessivage » culturel dont La Réunion refuse d’être complice. Car la France, loin du mythe d’un peuple gaulois homogène, est une terre de métissage, nourrie d’horizons divers – celtes, latins, germaniques, africains, malgaches. Le « Français de souche » n’existe pas, pas plus que le « Réunionnais pur » : les deux relèvent du roman national, non de la vérité historique. La richesse de la France, comme celle de La Réunion, réside dans ce tissage d’identités, que la littérature, de Rabelais à Césaire, incarne avec éclat. Gauvin, normalien nourri de cette culture, le sait : renier le créole pour un français exclusif, c’est amputer la France de sa propre pluralité.

Le poème s’assombrit dans une strophe où le climat devient métaphore de l’aliénation : « Le tan i vien pli fré / In zour la nèz va komans tonbé ». Enseigner l’hiver à des enfants baignés dans le soleil tropical, parler du printemps à ceux qui ne connaissent que l’éternité des alizés, c’est leur imposer une temporalité étrangère, un déracinement existentiel. « Na konèt doulèr, na konèt soufrans / Kan k nout péi sar kosté sanm la frans », chante Gauvin, et l’image d’une Réunion « couchée » près de la France évoque une union forcée, un exil intérieur où l’île risque de perdre son souffle.

La botanique, dans la strophe suivante, se fait politique : « Péi d boi péi fré / Plas an plas i désid pousé / Isi d laba / Gouyav de frans / I sarz a / Kas la brans ». Les arbres étrangers, plantés sans égard pour le sol réunionnais, symbolisent les normes hexagonales – langue, religion, éducation – qui écrasent les traditions créoles. Le « gouyav de frans », ces Réunionnais qui, par snobisme, singent les manières métropolitaines, brise les branches de la mémoire, des savoir-faire, de l’âme de l’île. Cette greffe imposée ne féconde pas : elle mutile.

La violence s’incarne aussi dans les corps : « Avan na débarké / Banna la di i fo / Ni dèf nout sové / Ni éklèsi nout po / Ni dégaz koz fransé / Po bann patron zorèy / La pa tro annuyé ». Couper les cheveux crépus, éclaircir la peau, taire le créole pour un français docile : ces injonctions visent à effacer l’identité réunionnaise, non pour l’amour de la langue, mais pour satisfaire les « patrons zoreils » et, parfois, les élites créoles elles-mêmes, qui, dès les premiers temps du peuplement, se rêvaient plus métropolitaines que les métropolitains. Gauvin, formé dans les écoles de la République, connaît ce paradoxe : l’éducation française, outil d’émancipation, exige trop souvent un reniement de soi. Sa critique, venue de l’intérieur, n’en est que plus tranchante. Homme de gauche, proche des plus démunis, il sait que l’assimilation n’est pas seulement une affaire de pouvoir colonial, mais aussi un système interne où les élites créoles, par snobisme ou ambition, ont reproduit des hiérarchies cruelles.

Et pourtant, la chanson s’achève sur une note tragique et sublime : « Agèt dèryèr nou / Agèt! / La sab lé an san / La mèr lé rouz / Le san rasine volkan / I fé ni la mèr rouz ». La mer rouge, c’est le sang de l’histoire réunionnaise – esclavage, engagisme, souffrances tues des plus pauvres. Le volcan, cœur battant de l’île, porte cette mémoire vive, cette lave ancestrale qui refuse l’oubli. Ce n’est pas une île arrachée qui saigne, mais une Réunion niée, celle des marges, des invisibles, dont la douleur coule encore dans les veines de la terre.

« Ousa banna i ral anou ? », demande Gauvin. Où nous traînent-ils, ces remorqueurs ? La question résonne aujourd’hui avec une urgence nouvelle. À La Réunion, le désordre politique s’ajoute au désordre culturel : affaires, condamnations, élus plus préoccupés par leur enrichissement que par le service des plus pauvres. Sur une île marquée par l’esclavage, ce scandale – asservir plutôt que servir – trahit l’héritage des luttes. Pourtant, l’espoir persiste. La Réunion, « bourgeon magmatique » selon les mots d’Alain Séraphine, peut encore éclore. Elle peut devenir une pépite de l’océan Indien, où le créole et le français coexistent, où d’autres langues s’invitent, où l’autonomie culturelle et économique redonne voix aux oubliés. Car l’avenir, Gauvin nous le rappelle, n’est pas dans l’uniformité, mais dans la diversité, la batarsité, le vivre-ensemble, où l’autre est accueilli avec ses différences, où la France, terre de métissage, se souvient qu’elle est riche de ses pluralités.